En faisant mentionner le mot « roman »
sous son titre à deux temps (La mort en fanfare), Alban Lefranc semble donner un uppercut au mirage
biographique. Non, il ne s’agira pas d’une vie de Fassbinder, pas plus qu’un
tombeau. Parce qu’on « entre dans un mort comme dans un moulin », et
parce que l’œuvre de Fassbinder appelle un ring autre qu’un simple échiquier
chronologique, le livre d’Alban Lefranc se veut en crise afin de mieux faire
ressentir ce qu’il appelle le « putsch intérieur » que mena sans
cesse le cinéaste allemand. Le temps presse, la vie de Rainer est brève, et
tant de choses s’y bousculent : le monde en soi qu’est la matrice dite Berlin Alexanderplatz, le rouge des fractions
armées, le cadavre de l’ancien SS Hanns-Martin Schleyer, les cris étouffés de
la prison de Stammheim, l’amant viré à force de bourrades, les kilos et les
films accumulés dans le corps, la coke et les critiques, le cerveau d’Ulrike,
les larmes de Douglas Sirk, le « oui » d’Ingrid Caven et la queue de
Günther… Alors, non, Alban Lefranc ne cherche pas à raconter l’épique et trash
Rainer, il préfère suivre ses coups, les coups donnés et les coups reçus, dans
un mouvement oscillatoire et musculeux, un coup à l’extérieur, un coup à
l’intérieur, deux organismes qui s’en prennent plein la gueule, trente-sept
années comme autant de pas de danse fiévreux sur le ring allemand, hors tout
wagnérianisme bien sûr. Rainer rêve Ali et déjà l’Etat devient Foreman. Rainer
épouse Ingrid et voilà le sperme colombe. Rainer tourne et c’est le vertige
qu’il faut filmer. Berlin Alexanderplatz,
on s’en souvient, commençait par une sortie de prison. La mort en fanfare ne cesse de revenir sous ses murs pour se jeter
contre ses briques.
Comment faire rugir la machine Fassbinder en 120
pages ? Dire à la fois le cri de Mieze peint par Döblin et la passion
terroriste vrillée de Baader ? L’énergie du « courtaud », du
« bouffi », et la grâce des plans arrachés au temps toujours plus réduit
du tournage ? La colère-fassbinder ? Alban Lefranc se change en
esprit frappeur, ne lâche pas le morceau, colle à la sueur de Rainer pour mieux
faire voir et surtout sentir la violente débauche énergétique à l’œuvre :
« On choisira pour chaque film un corps de
douleur, un homme, une femme, peu importe cette fois, qui sera lentement broyé
par nous tous. Ce seront des histoires simples, de pauvres mélos. Une vieille
femme et un travailleur immigré, un marchand de fruits et légumes qui pousse
son cri dans les cours, un prolo exploité jusqu’à l’os par le milieu bourgeois
où il s’est introduit par effraction. »
Effraction : c’est le maître mot du livre
d’Alban Lefranc (rappelez-vous : « on entre dans un mort comme dans
un moulin »…). Mais l’effraction n’a de sens que si elle est une danse, ce
qu’elle est, ici, éminemment, à chaque page. Page 101, l’auteur nous dit que le
projet de Mohamed Ali consistait à « repousser le nombre limite de coups
que pouvais encaisser son corps ». C’est ce que fit Fassbinder, et c’est
ce que fait également Alban Lefranc : combien de coups peut supporter un
livre de 120 pages ? Un livre non pas consacré à la mémoire du cinéaste
allemand mais fourré dans sa carne, afin de faire de l’empathie une méthode de
combat, hors toute niaiserie critique, toute bonne foi dégoulinante.
Le style n’est pas l’homme, mais le souffle. Dans le
ring de la page, les corps cessent d’être dialectiques. Il faut frapper, parer,
voler. L’important n’est pas de gagner mais d’avoir mérité la verticalité du
combat. Avec Fassbinder, grâce à Alban Lefranc, la mort est un rêve devenu fanfare, et
le chaos un art technique.
_______________Alban Lefranc, Fassbinder, la mort en fanfare (éd. Rivages) — sortie le 12 septembre
Le titre de l'ouvrage m'avait interpellé, votre article m'a donné envie de le lire. Merci pour cette (nouvelle) suggestion indirecte - votre blog est source de désirs de lecture.
RépondreSupprimerCertains parlent de coups, nous préférons parler de scènes coupées.
RépondreSupprimerIl y a toujours des scènes coupées dans la fiction ou dans le cinéma du réel. Fassbinder abonderait en notre sens quand il s’agit de fièvre, d’esquive, d’esclandre, de difficile conjugaison poétique des corps dans la continuité de l’espace filmique. À l’instar du projectionniste Alfredo du Cinéma Paradiso, qui lègue une bobine unissant des séquences de baisers coupés par la censure, nous avons retrouvé une scène inédite dans le tissu mémoriel de notre passé d’étudiante passionnée de cinéma. Il s’agit d’un film que Catherine Breillat ne connaît pas, ni Despentes, ni Laine ni Rouan ni Varda, ni Jane Campion ni Sofia Coppola. Catherine M n’aurait pu en écrire le scénario, ni Ovidie ni Kubrick ni Claro peut-être Marco Ferreri, le réalisateur de La chair. Une sorte de Wong Kar Waï sur tank avait filmé cette scène-là, une scène coupée qui non seulement a disparu du montage originel mais a brûlé dans l’incendie d’un été en pente rude, un peu comme le Don Quichotte que Terry Gilliam n’ a pas réussi à achever avec Jean Rochefort en personnage principal Lost in la Mancha. Orson Welles entre 1955 et 1957 aurait échoué à l’adaptation de ce même écrit de Cervantès. Mais le film dont nous voulions parler n’était pas un remake de Las Vegas Parano, il ne s’agissait pas d’une Soft parade titubante, Tous les diamants du ciel ne s’y toisaient pas de façon hybride sous l’emprise d’une addiction artificielle baladés dans des Cosmic trip chimiques. Dans notre scène coupée, y était fixé un personnage échaudé, un homme ou plutôt une combinaison torride de Brando qui fait vaciller le tramway et De Niro perlant de sueur vibratile dans Raging bull. Un homme sur lequel la caméra se posait et s’inclinait pour ourler l’espiègle acidité de sa moue vocabuliste. Elle explorait la membrane frémissante du fragile tissé sur sa peau hâlée traversée vice-versa par son souffle (beaucoup de notes avaient été prises l’espace d’un été pour retranscrire le flux de cette narration dynamique, on en a retrouvé des traces thermiques). L’anima était agacé et s’inscrivait sur piste sonore comme un inédit frottement sensuel des pavillons auriculaires, des élans sourds et brutaux charnellement transcodés faisaient le tour de l’hélix au lobe de l’oreille comme du muscle du cœur ou du creux médian de l’abdomen cahoté par une ultime danse transe cubaine. L’obscur poème de chair et de sang par ce personnage formé, impossible à délimiter, se trouvait démultiplié en photogrammes à évincer le temps d’un amour bouleversant émouvant et troublant, comme ne l’écrirait pas Bukowski, un babillage visuel non biblique puisque sans sang étalé sur écran. Tandis que certaines caméras se contentent de filmer de dos la véritable peau poésie du réel, des scènes demeurent mises au ban du montage cinématographique, aussi, comme cette étrange scène avec une truite arc-en-ciel murmurant « Carpe Diem » au-dessus d’un volcan (scène coupée du film Arizona dream de Kusturica). Que de trésors somnolent dans les sous-sols du patrimoine cinématographique. On rêve d’un CNC conquérant, d’une cinémathèque audacieuse, d’un conservateur actif à la préservation de ces espaces transsubstantiels-là. Peut-être Duras. Peut-être était-ce un film de Duras. On ne sait plus ou pas. Une voix peut-être articulait « Nevers », Never comme Never more or juste Nevers, ou Bruxelles, Bruges, Bordeaux, Belleville, Beaune, Bienvenu, Beaulieu, Boz, Beausoleil ou Beaurevoir, dans un tremblement de foi antinomique ou antonymique. Cassius (Mohamed Ali) est né à Louisville. La poésie persiste existe tant qu’un œil la voit. Martin Scorsese parle sans doute d’autre chose. C’est pourquoi à la boxe nous préférons la Capoeïra, comme une Valse avec Bachir.
Günther, je sais quelque chose que tu ne sais pas. Et que personne ne doit savoir. Sans quoi, il en serait fini de ce monde :
RépondreSupprimerhttp://www.dailymotion.com/video/xf66oq_le-monde-sur-le-fil-de-fassbinder-e_shortfilms