Une fois n'est pas coutume, le Clavier cannibale prend ses quartiers d'été en plein hiver. Réouverture des portes aux alentours du 17 février. Eh oui, on vous laisse, pour s'en aller bosser (mais pas que) un peu plus au sud, ici plus précisément:14° 24′ 42″ Nord 16° 57′ 57″ Ouest. A M'bour, pour tout vous dire, au Sénégal, à 80 bornes au sud de Dakar, le deuxième port de pêche du pays. Bon, j'ai lu quelque part que "dans ses eaux abondent espadons, marlins bleus, thons, tarpons, barracudas, poissons scies et requins" alors si vous n'avez pas de nouvelles de moi après le 17 février, vous pourrez toujours vous consoler avec l'idée qu'un cannibale s'est fait bouffer par un poisson. Ah, j'oubliais, là-bas, en ce moment, il fait 35° (et 20° quand ça se rafraîchit). Ba bennen…
vendredi 29 janvier 2016
jeudi 28 janvier 2016
La phrase (pitoyable) du jour
"Les agressions sexuelles massives orchestrées par des islamistes nous indiquent à quel point nous nous devons de lancer un slogan pour les années qui viennent : Touche pas à ma sœur. Les violences qui sont faites [aux femmes] ne se limitent pas au plan physique, mais regroupent également, le galvaudage éthique de leur image et l’incitation quasi systématique à recourir au divorce et l’avortement, sans se soucier de l’impact psychologique de telles pratiques."
—Jacques Bompard, député de Vaucluse, maire d'Orange, ex-assistant en odontologie conservatrice, membre d'Occident puis d'Ordre nouveau, co-fondateur du Front National
Eh oui, pour Jacques Bompard, les femmes – ses sœurs – sont victimes de deux types d'agresseurs: les islamistes et les incitateurs au divorce et à l'avortement. Il faut donc, selon lui, faire voter une loi "pour lutter contre toutes les violences faites aux femmes". En s'appuyant sur "la vieille geste française faite de galanterie [qui] visait justement à mettre en valeur le respect dû à la femme". En stigmatisant la théorie du genre. La situation est grave, en effet, puisque selon Bompard, "les femmes se voient aujourd’hui refuser le droit à être mère au foyer". Il convient donc de créer un "statut de mère au foyer" mais aussi, mais surtout de déchoir de leur nationalité les migrants coupables d'agressions sexuelles. Voilà. Et sinon, mais c'est sûrement sans rapport, Alain Finkielkraut vient d'entrer à l'Académie française. Allez, une petite idée de slogan pour vous, les gars: Touche pas à ma peur…
mercredi 27 janvier 2016
Fermer les yeux, se concentrer
"Il avait lu – ou cru lire – dans un magazine la chose suivante :
si plus de la moitié de la population mondiale – en fait, cette moitié + 1 –
fermait au même moment les yeux et se concentrait sur la négation mentale de la
réalité – la réalité de la réalité –, cette dernière cesserait alors d’exister,
puisque la philosophie nous apprend qu’elle est le fruit sans doute illusoire
de nos sens. Il avait compris – ou cru comprendre – qu’une telle chose ne se
produirait pas – pas forcément – mais qu’étant possible, elle n’en était pas
moins concevable, donc. Donc. Il rechercha longtemps le magazine où était
exposée cette idée. Il interrogea sa femme, ses enfants, même l’employée de
maison. Personne ne voyait de quel magazine il voulait parler. Il fit des
recherches sur internet, mais il était difficile, apparemment, de synthétiser
sa demande avec des mots-clés. La moitié + 1. Et s’il était, précisément,
concrètement, lui, ce « +1 » ? S’il lui suffisait, maintenant,
là, dans la cuisine, le couteau à beurre à la main, de fermer les yeux et de
nier la réalité de la réalité, celle de la tartine et de tout le reste ? Les
chances pour que la moitié de la population mondiale fasse la même chose que
lui au même moment étaient minces, certes, mais il avait également lu – ou cru
lire – dans un magazine – un autre ? le même ? – que les
probabilités, fondamentalement, étaient toujours de une sur deux, puisqu’à
chaque relance de la statistique – il n’était pas très sûr des termes –, on
repartait de zéro. N+1. Une chance sur deux, donc, s’il avait raison, pour que
tout cesse. Là. Maintenant. Ou à un autre moment. N’importe quel moment. Un
moment sur deux. Réalité, puis : non-réalité. Fermer les yeux, se
concentrer. Nier. Il aurait tant aimé retrouver ce magazine. Celui qui parlait
de la négation de la réalité et aussi celui qui exposait le fonctionnement des
probabilités. Mais le magazine qui exposait cette idée à la fois simple et
incroyable, tout comme l’autre, étaient introuvables, à croire qu’ils n’avaient
jamais existé. Il devait pourtant les retrouver. Il ferma les yeux, se
concentra."
(extrait de Combien de fois, à paraître)
mardi 26 janvier 2016
La phrase (salutaire) du jour
© Mitch Jenkins |
"J’ai décidé de ne plus accepter de prix, il ne faut pas m’en vouloir. Je préfère que ce soit donné à des gens moins conventionnels. Je ne rends plus dans des festivals, je n’accepte plus aucune récompense. Je conçois et j’apprécie les sentiments de tous ces gens qui me choisissent, mais je ne veux assumer que ce que j’ai décidé moi-même d’entreprendre, pas ce que les autres veulent de moi."
— Alan Moore
La pub (affligeante) du jour
Chers publicistes qui travaillez pour Oxford Beauty,
Je tenais à vous féliciter pour votre campagne de pub. Elle montre combien vous êtes en phase avec votre temps et à l'écoute des mutations sociétales qui se déroulent actuellement.
Juste une question: de quelle couleur pastel nacrée sera votre visage le jour où ce que vous appelez la "touche féminine" parviendra à exprimer sa personnalité non seulement en beauté mais surtout en vous coupant les couilles?
Cordialement,
C.
Je tenais à vous féliciter pour votre campagne de pub. Elle montre combien vous êtes en phase avec votre temps et à l'écoute des mutations sociétales qui se déroulent actuellement.
Juste une question: de quelle couleur pastel nacrée sera votre visage le jour où ce que vous appelez la "touche féminine" parviendra à exprimer sa personnalité non seulement en beauté mais surtout en vous coupant les couilles?
Cordialement,
C.
Ce qu'il advient des livres qu'on n'a pas écrits
© Jacqueline Rush |
Les livres qu'on n'a pas su écrire errent-ils encore dans la nuit du cerveau? Il en existe toutes sortes: ceux qu'on a commencés, mais seulement commencés, puis abandonnés, perdus, brûlés, jetés. Ceux, plus rares, qu'on a finis mais perdus, brûlés, jetés, et qui donc sont indémontrables, à peine moins abstraits à leur manière que les livres seulement pensés, envisagés. D'eux, on ne se rappelle plus grand-chose, et chaque écrivain conserve sur une étagère mentale l'image-fantôme de ces livres invisibles, parfois plus nombreux que ceux qu'on est parvenu à publier. Ils ne sont, d'ailleurs, pas moins importants que les livres "parus". Nécessairement, leur complétion ou leur incomplétude, parce que suivies de l'abandon pur et simple, a dû participer à la formation de cette patiente/impatiente géologie à laquelle s'échine l'écrivain. Leur abandon est en soi un geste positif, signalant que la conscience joyeuse d'un échec a, un jour, pris le pas sur la fade complaisance ou l'encombrante vanité.
En 1995, vaguement éprouvé – hum – par la difficulté à trouver un éditeur pour un livre intitulé Livre XIX, livre auquel j'avais consacré plus d'énergie qu'il n'aurait fallu au vu du résultat, j'ai profité de la présence jusqu'alors muette d'une cheminée dans mon salon pour brûler tout ce que j'avais écrit – de quel bois se chauffe-t-on, ça, on ne le sait pas toujours, mais le fait est que les flammes soulagent un peu par leur grandiloquence.
J'ai ainsi brûlé, sans pouvoir bien sûr en apporter aujourd'hui la preuve, les (non)-livres suivants: un roman qui tournait autour d'une toile de Caspar David Friedrich (je me souviens qu'il y avait le mot "barge" dans le premier paragraphe, recommencé mille fois); un roman qui combinait les mœurs des araignées et la science du tarot (incompréhensible, surtout à mes yeux, et qui se passait à Amsterdam où je ne suis toujours pas allé); quelques centaines de poèmes (en vers et en prose, mais surtout en souffrance de sens); un essai sur le peintre Francis Bacon, évidemment trop deleuzien (où je m'intéressais à ses paysages sans figure); un livre-objet à tirettes et pop-up (exemplaire aussi unique que fragile); un essai philosophico-poético-politique sur les déplacements à pieds en milieu urbain intitulé Piéton énergumène; une description minutieuse du Jardin des délices de Bosch (minutieuse, mais surtout laborieuse); un début d'essai sur le Cosmos de Gombrowicz; une pièce de théâtre écrite dans une langue inventée où, dans mon souvenir, le corps était globalement considéré comme une quartier de bœuf épris de fornication; une traduction d'une pièce d'Edward Albee; tous les brouillons et états de Livre XIX et des mes deux autres romans précédents; et sûrement des tas d'autres textes dont je n'ai plus le souvenir (ni le regret) — dieu qu'elle fuma, la cheminée.
On le voit, mon goût pour l'archivage est assez limité. Mais qu'ils dorment dans un carton, au fond d'une cave, ou soient partis en pacotilles cendreuses dans l'air indifférent, les textes qui n'ont pas vu le jour finissent par se confondre avec les textes qu'on n'a pas écrits. Ils deviennent tous plus ou moins des textes rêvés, aperçus, croisés. D'autres peut-être les écriront. (Sans doute pas.) Il ne reste d'eux, à vrai dire, que la part ignée qui, un temps, nous les a fait croire nécessaires, urgents, indispensables, avant que cette part ignée les juge inutiles, fats, bancals, superfétatoires, etc. C'est comme s'ils faisaient partie d'une œuvre à venir mais vue dans le miroir, donc floue, indistincte. Et qui nous aide à comprendre que notre vie entière d'écrivain tourne autour de cette chose plutôt excitante: la confection/destruction de brouillons.
lundi 25 janvier 2016
En ligne, toute ! Sarkozy, l'homme du one-click
Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais Nicolas Sarkozy publie cette semaine un livre. Bon, autant prévenir tout de suite les libraires: ne vous fatiguez pas à le vendre.
Pourquoi?
Eh bien tout simplement parce que le parti Les Républicains a envoyé un courrier à ses militants pour leur conseiller d'acheter ledit ouvrage en ligne, pas en librairie. Oui. LR leur donne même le nom des plate-formes sur lesquelles aller pour se le procurer – Fnac, Decitre, Amazon, Glose, iTunes ou Kobo.
Vous l'aurez compris, Sarkozy aime les libraires et cherche à leur épargner la fastidieuse mission de vendre son livre. Espérons qu'il sera exaucé.
Contre-éloge de l'amitié
(Voici in extenso le texte que j'ai lu samedi dernier lors du festival Le goût des autres, qui se tenait au Havre. C'était dans la salle Idolize Mirrors, à 15h, merci à tous ceux et toutes celles qui sont venu.e.s m'écouter.)
Un ennemi pour quoi faire
Allons, soyons fous, soyons amis, soyons l’un et l’autre le reflet de ce
qui nous nous rassemble et nous exalte, joignons nos mains qui d’ordinaire
servent à étrangler, frapper, gifler ;
joignons nos esprits d’ordinaire occupés à concocter holocauste sur
holocauste,
communions, partageons, nous qui aimons tant diviser, déchirer
puis sentons un frisson nous parcourir
comme un lent et silencieux tremblement de terre composé de mille et une
fêlures, parcouru d’odieux lézards,
sentons nos chairs soudain se décomposer au moment de nous jurer respect
éternel, éternelle complicité, complice éternité
— quoi ? que s’est-il passé ? que se passe-t-il ? quelle
tumeur, nichée dans l’organisme de l’animal Amitié, a osé nous contaminer, envahir
nos êtres jusqu’à les boursoufler, les déformer, jusqu’à ce qu’ils éclatent
comme au ralenti ?
Pourquoi l’ami,
que nous commencions à envisager comme un remède, s’est-il mis à nous taper
dans le dos, doucement au début, comme s’il nous encourageait, puis plus fort,
comme s’il nous poussait, puis violemment, comme s’il nous en voulait de
l’avoir embarqué dans cette absurde liaison asexuée ?
Mais écoutons
plutôt Cicéron, lisons ensemble ce qu’il écrivait sur le sujet de l’amitié :
« Ainsi
donc, une amitié entre hommes de bien a de si puissants avantages que je peux à
peine les décrire. Pour commencer, en quoi peut bien consister une « vie
vivable », comme dit Ennius, qui ne trouverait un délassement dans l'affection
échangée avec un ami ? Quoi de plus agréable que d'avoir quelqu'un à qui l'on
ose tout raconter comme à soi-même ? De quoi serait fait le charme si intense
de nos succès, sans un être pour s'en réjouir tout autant que nous ? Quant à
nos défaites, en vérité, elles seraient difficiles à supporter sans cette
personne, pour qui elles sont encore plus pénibles à supporter que pour
nous-mêmes. Par ailleurs, les autres privilèges auxquels les gens aspirent
n'existent qu'en vue d'une seule forme d'utilisation : les richesses, pour être
dépensées; la puissance, pour être courtisée; les honneurs, pour susciter les
louanges; les plaisirs, pour en tirer jouissance; la santé, pour qu’on n'ait
pas à subir la douleur et qu’on dispose des ressources de notre corps.
L'amitié, elle, contient une foule de possibilités. Dans quelque direction
qu'on se tourne, elle est là, secourable, n'est exclue d'aucune situation,
n'est jamais importune, jamais embarrassante. C'est pourquoi eau ni feu, comme
on dit, ne nous font plus d'usage que l'amitié. »
L’amitié, une foule de possibilités ? C’est là
sans doute une conception faussement naïve, et qui, comme on a pu l’entendre,
fonctionne à la façon d’un moteur à deux temps : tout d’abord, l’ami est
là pour se réjouir de nos victoires (aussi odieuses soient-elles) ;
ensuite l’ami est là pour partager notre peine en cas de défaite. Mais cette
attitude qu’on attend de lui ne fait-elle pas de lui un singe ? Qu’a-t-on
besoin d’un double de soi pour imiter nos peines et nos joies ? Qu’a-t-on
besoin d’un pantin dont les larmes coulent quand nos yeux nous piquent ;
qu’a-t-on besoin d’un automate qui bat des mains dès que nous
fanfaronnons ? Ainsi de l’ami, nous exigerions la sincérité critique mais
attendrions en fait le ralliement aveugle. Ô mon ami, je peux tout te confier,
car je sais que tu me rendras tout.
Ô mon ami, tu voulais quelqu’un à qui confier tout ce qui en toi te
semble digne d’être confié à quelqu’un à qui confier tout ce qui en toi te
semble digne d’être confié à quelqu’un à qui confier tout ce qui en toi te
semble digne d’être confié à quelqu’un à qui confier — assez !
Ce n’est pas d’un ami dont tu as besoin – il ne te manque rien.
Tu ne veux pas avoir besoin d’un ami – tu refuses la dépendance.
Tu ne veux pas qu’un ami ait besoin de toi – tu as horreur des
suppliques.
Tu ne veux pas avoir besoin d’un autre, car ce besoin ne fera jamais de
toi un ami, mais un suppliant déguisé en comparse, et chacune de tes
sollicitations ne sera jamais qu’une tentative de plus, de trop, pour faire de
l’autre un ami, c’est-à-dire la personne la mieux placée au monde pour devenir,
au moindre courant d’air, au moindre changement d’humeur, ton pire ennemi.
Que ferais-tu d’un ami ?
Peut-on faire quelque chose d’un ami ?
Faire, faire, faire – se faire un ami, se faire à un ami, laissez un ami
faire – à croire que l’amitié est une fabrique, et toi le simple produit de
l’amitié, un produit ami, un ami produit.
*
L’amitié, on le sait, raffole des confidences tout autant qu’elle abhorre
les secrets. C’est une forme de collusion paradoxale, qui se complaît dans la
conspiration tout en s’abreuvant de révélation.
Ainsi, il faudrait, pour l’ami, pour l’ami de l’ami que l’on est, ne pas
avoir de secrets ?
Pas de secrets ?
Qu’est-ce à dire ?
Comment vivre sans secrets ?
N’es-tu pas composé d’azote, de regrets et d’une faible mais imputrescible
quantité de secrets, tous plus sombres les uns que les autres ? des
secrets que tu cherches à oublier, des secrets que tu cultives, des secrets que
tu fais mine de révéler ?
N’as-tu pas, au fond de toi, de toi qui te cherche sans cesse un double
dans l’ami, n’as-tu as un double-fond dont tu t’étais promis d’interdire
l’accès à qui que ce soit ?
Un vice caché qui, s’il était révélé, deviendrait une sorte de hideuse
nodosité dont tu finirais, aveux aidant, par être fier ?
Où es-tu allé pêcher cette idée saugrenue ? L’idée que ton ami
puisse avoir la bienveillance d’un confesseur ? Aimerais-tu, en secret,
être châtié, au ciel ouvert de ton amitié, par cet ami qui ne te dénoncerait
même pas à toi-même ?
Et d’où vient cette obligation de franchise qui colle
à l’ami comme une sève sirupeuse à la peau de l’érable ? De lui on attend,
paraît-il la vérité, mais enrobée, pailletée, tombant à pic mais tombant sans
faire mal. Une gifle au ralenti qui chercherait à devenir caresse.
Que signifie ce devoir de sincérité, qui contraint le
proche à singer le lointain, et à porter des jugements qui seront entendus sans
que jamais on n’en tienne compte ?
« Lui seul peut tout me dire »,
répétons-nous en notre for intérieur, « lui seul a le droit de me châtier
à sa guise », — mais à peine l’ami élève-t-il la voix qu’en nous quelque
chose se crispe. Pendant quelques instants, nous ne savons plus où nous en
sommes, si nous en sommes, ce que nous sommes ; pendant quelques instants,
nous ne savons plus si c’est sa franchise qui fait de l’autre un ami, ou si
c’est parce que nous le croyons ami qu’il s’autorise d’une telle franchise.
L’ami nous picore, nous tressaillons.
Il est poule et œuf, plaie et bourreau, encore lui et
déjà toi.
Nous attendons de lui la vérité, mais seulement après
qu’il a bien compris ce que nous entendons par vérité. C’est une vérité d’apparat, une vérité amicale, bancale, une
vérité qui, si elle pique parfois à la façon d’un triste piment, n’en reste pas
moins taillée à la mesure de nos tolérances. Et les vérités que nous acceptons
d’entendre doivent obligatoirement s’accompagner de petits bécots laudatifs.
Sous la férule de l’ami, nous redevenons un enfant, un étrange mélange de
fanfaron foireux et d’abruti pusillanime, la vedette de notre propre émission,
le roitelet dont nous adoptons systématiquement les réflexes dès lors qu’il est
question de nous. Et quel meilleur ami qu’un réhausseur de nous ? Quel
meilleur réhausseur de nous qu’un ami ?
Mais l’ami, nous le savons, ne garantit en rien notre
excellence, il ne nous rend pas meilleur, ne nous fait pas oublier ce qu’il y a
de pire en lui et en nous. Son amitié n’est le gage d’aucune qualité, le héraut
d’aucune bonne nouvelle. Avant d’être notre ami, nous exigeons de lui qu’il
soit est l’ami de l’amitié, le fidèle de cette religion dont tous les deux sont
supposés égaux, et qui tous réclament attentions et considérations.
Sous nos yeux, l’ami se métamorphose, il devient
tantôt une main virile qui se tend vers nous, tantôt un cœur spongieux qu’il
nous plaît d’abreuver de nos plaintes.
Il est une plante que nous promettons d’arroser, mais
si nous l’oublions au grand soleil, si nous l’exposons au froid de l’oubli, la
plante se change en serpent, en scorpion, et nous montons alors sur nos grands
chevaux, sur de superbes juments qui s’appellent Trahison, Déception.
L’ami est ce baromètre dont nous chauffons le mercure
à la seule force de nos illusions. L’ami est compréhensif, il s’avance en
modérateur, recule en sage, fait du sur place pour mieux s’en faire une dans
nos cœurs.
On le sait depuis au moins Molière, l’ami qui vient
vous embrasser espère être remboursé dans la même monnaie. L’ami a soif de
réciprocité. C’est un marchand. Avec lui, c’est donnant-donnant. Son écoute, il
nous la fait payer cher. Notre écoute, il l’estime à l’aune de notre
disponibilité. L’ami nous soutient, certes, mais ce soutien fait de nous une
charge, souvent pesante, et sous le poids de notre amitié, l’ami ploie, sa tête
s’abaisse vers le sol, on dirait qu’il s’incline, se prosterne, mais non, il
contemple le sol, il y cherche un appui, une base sur laquelle prendre appui
afin de se relever, de se hisser, non pas jusqu’à nous, mais au-dessus de nous,
en comptant sur les arches de notre admiration pour asseoir le pont de sa
présence.
Il est temps ici de se rappeler les propos d’Alceste,
cet atrabilaire, ce misanthrope, pour qui il ne saurait y avoir d’ami autre que
soi-même. Alceste, c’est l’ami orphelin, l’ami célibataire, l’ami autonome.
L’horizon dépassé de toute amitié. Il n’a d’autre compagnon que sa haute idée
de l’amitié.
Quoi ? Payer l’amitié en monnaie amie ?
Rendre baiser pour baiser comme d’autres coups pour coup ? Plutôt vivre au
sommet d’une colonne, semble nous dire Alceste. A ses yeux, l’amitié mondaine,
séculaire, banale, est un compromis, un arrangement, un trafic d’estime.
L’amitié n’est qu’une forme abâtardie d’amour, arrangée à la sauce
opportuniste. C’est une parure, un dress-code mental. C’est du vent sculpté par
des mains fantômes, censé faire passer le courant d’air de nos petits intérêts
pour la saine bourrasque des passions. C’est un tour de passe-passe. Ami-ami.
Passe-passe passera, la dernière, la dernière, passe, passe, passera, la
dernière restera. Qu’est-ce qu’il a donc fait, le grand ami ? Il nous a
volé trois p’tits sacs de blé.
Molière a tout compris de l’amitié, comme il a tout
compris du refus d’amitié. Celui qui refuse l’amitié est celui qui lui accorde
le plus d’importance. Intransigeant avec autrui, il ne laisse rien passer, et
surtout pas lui. Passe, passera : non, rien ne passera par l’ami, et
surtout pas l’amitié.
Ecoutons Alceste
« Non,
je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent
la plupart de vos gens à la mode ;
Et
je ne hais rien tant que les contorsions
De
tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces
affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces
obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui
de civilités avec tous font combat,
Et
traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel
avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous
jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
ET
vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque
au premier faquin il court en faire autant ?
Non,
non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui
veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et
la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès
qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur
quelque préférence une estime se fonde,
Et
c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque
vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu !
Vous n’êtes pas pour être de mes gens ;
Je
refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui
ne fait de mérite aucune différence ;
Je
veux qu’on me distingue ; et pour le trancher net,
L’ami
du genre humain n’est point du tout mon fait. »
L’ami du genre
humain n’est point du tout mon fait : que serait un ami qui se
détournerait du genre humain pour ne porter son dévolu que sur nous, et sur nous
seuls, c’est-à-dire sur moi, et non sur toi, ou sur toi mais pas sur moi. Il
serait monstrueux, inhumain, en lui on ne reconnaîtrait même plus ce marchand
d’affections qu’est l’ami. Car l’ami n’est pas seulement l’autre : il est
nous met au défi de ne pas l’être. Il est nous devient autre alors même que
nous le sommons de mieux nous connaître que nous-mêmes, de mieux nous réformer,
de mieux nous pardonner.
Ici, une rafale de questions, comme autant
d’hirondelles agitées par un même instinct mais cherchant chacune une proie
différente :
A quoi reconnaissons-nous l’ami ? (A ses yeux, ses dents, son
bassin, son ombre, ses médisances, sa panoplie de chasseur, son cœur
d’artichaut, ses guêtres en peau de singe, ses mimiques, la fumée de sa
cigarette, son rire plein de larmes de rasoir ?)
D’où vient-il ? (De la lune, de Vénus, de Mars, de l’Intermarché d’à
côté, d’un pays lointain, du Monomotapa, d’un pigeonnier, des grands
cimetières, d’une fresque, d’un printemps révolu ?)
Quand et comment a-t-il été sacré ami ? Et par qui ?
L’a-t-il voulu ?
A-t-il quémandé cette charge ?
Lui a-t-elle échu ainsi qu’une foudre qui s’abat en plein terrain vague,
parce qu’un arbre ose encore se pavaner ?
Ami, qui t’a fait ami ?
Toi ? Moi ?
Non, bien sûr, nous ne le savons plus, nous l’avons oublié, ne voulons
plus nous en souvenir. L’ami ne doit exister qu’au présent, à la fois statue et
peluche. Bien sûr.
Car si nous y réfléchissions à deux fois, nous nous rappellerions comment
a débuté cette amitié, et sur combien de compromis, sur combien d’intérêts
égoïstes elle a bâti, cette amitié, ce temple fragile et venteux où l’on craint
toujours de s’enrhumer le cœur.
Ami, de qui étais-tu l’ami avant d’être mon ami ? Ami, qui as-tu
déçu ou qui t’a déçu avant d’entreprendre la facile conquête de mes
attentes ? Ami, pourquoi n’étais-tu pas là avant ? Et qu’étais-tu
pour moi avant d’être mon ami ? Etais-tu moins qu’un ami, autre chose
qu’un ami, un ami en germe, un germe d’ami, ou juste un passant qui a vu
quelque lumière briller dans la lucarne de ma faiblesse ?
Qui de toi et de moi a le mieux profité de cet arrangement ?
Peu importe, les amis ensemble savent parfaitement
refaire l’histoire de leur amitié, ils ont l’art pour jouer les rebouteux de
l’âme, et prennent un niais plaisir à tisser le récit compassé de leur amitié,
de sa naissance, de ses petits contretemps, de ses grandes gloires. L’ami se
complaît autant dans la chose amitié que dans le mot amitié. S’il ne tenait
qu’à lui il modifierait l’orthographe et ajouterait crânement un accent
circonflexe sur le a de ami.
Oui , l’ami arrive dans notre cœur tout harnaché
d’amitié. Il la porte comme un bouquet impérissable qu’il dépose à nos pieds.
L’amitié est le nom du refrain dont il se veut la chanson ; c’est la
ritournelle de cette rengaine qu’il manivelle sans cesse, en toutes occasions.
Là encore, ne devrait-on pas avoir la prudence
d’Alceste ? Rappelez-vous comment ce dernier reçoit Oronte, Oronte qui
vient faire les besoins de son amitié au pied de l’admirable lampadaire qu’est,
à ses yeux avides de lumière, le méfiant Alceste. Voici ce que dit Alceste, en
usant de pincettes qui, maniées plus sèchement, crèveraient plus d’un
œil :
« Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me
voulez faire ;
Mais l’amitié demande un peu plus de mystère,
Et c’est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître.
Et nous pourrions avoir de telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous
repentirions. »
Ce constat, on le retrouvera curieusement plus tard
sous la plume de Lautréamont, dans Les
chants de Maldoror – écoutez plutôt :
Je
cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je
fouillais tous les recoins de la terre ; ma persévérance était inutile.
Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât
mon caractère ; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées que moi.
C’était le matin ; le soleil se leva à l’horizon, dans toute sa magnificence,
et voilà qu’à mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence
engendrait les fleurs sur son passage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la
main : «Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour
heureux.» Mais, moi : «Va-t’en ; je ne t’ai pas appelé : je n’ai pas besoin de
ton amitié... » C’était le soir ; la nuit commençait à étendre la noirceur
de son voile sur la nature.
Mais revenons
la leçon d’Alceste, qui comporte cette phrase incroyable :
L’amitié
demande un peu plus de mystère.
(Ce disant, il affirme dans le même élan que l’amitié
exige un certain niveau de compréhension.) Mystère et compréhension :
l’alchimie est délicate, convenons-en.
Quelle est donc cette amitié qui cherche à se nourrir
de mystère ? De quoi nous parle Alceste, lui qui semble avoir décidé une
bonne fois pour toutes qu’il ne saurait y avoir d’ami digne de l’amitié ?
Se peut-il qu’il existe une autre forme d’amitié, si
secrète qu’au moins un des deux bénéficiaires de cette amitié n’en aurait
jamais eu vent ?
Une amitié à sens unique, donc. Mais une amitié à
sens unique serait-elle encore une amitié ? Peut-on concevoir une amitié
qui préférerait croître dans l’ombre du secret, plutôt que de claironner à tout
va ? Nous verrons plus tard si une telle chose à un sens. Mais revenons à
nos amis, ces moutons qui prennent leur laine pour un réconfort.
De l’amitié, plus que de l’ami, on se rengorge. C’est comme si on était
seul au monde à jouir de ce privilège ? Untel est un vrai ami. C’est nous
qui le disons. Nous qui nous en vantons, comme d’un article de luxe que nous
aurions été le seul à dégoter.
Nous sommes fiers de l’amitié qui nous unit à notre ami, un peu moins de
notre ami. Mais surtout, nous exigeons de l’ami une disponibilité tyrannique,
non que nous ayons en permanence le souci de voir ou d’entendre l’ami, mais
parce que nous voulons éprouver sans
cesse son zèle à accourir.
De l’ami nous attendons, outre du dévouement, une
forme de noble servilité comme jamais nous n’oserions en exiger de l’aimé.e.
Car nous bâtissons souvent notre amitié en contrepoint de l’amour ; nous
nous servons de l’amitié pour rabattre le caquet de l’amour ; nous prenons
l’ami comme modèle indépassable d’une relation en comparaison de laquelle
l’amour fait piètre figure.
On voit là combien l’amitié est invention virile,
soudure mâle servant la plupart de temps de bouclier et de paravent. Exempte de
sexualité, l’amitié épargne au mâle ces combustions souvent bâclées dont il ne
sait que faire, une fois leur sillage éteint. Ah, comme l’ami est doux à
l’homme qui se dit déçu par sa femme ! Comme il est bon de boire une bière
ou dix avec lui et de se laisser aller à cette camaraderie décomplexée dont
seules les armées possèdent la clé et le secret.
L’ami est, en vérité, un soldat au repos. Il a fait
la même guerre que nous, mené la même campagne que nous, pansé les mêmes
plaies. Le baptême du feu nous unit. Tandis que les femmes, eh bien… c’est une
autre histoire. Aux yeux du mâle, l’amitié entre femmes reste suspecte, elle
n’est que prétexte à bavardage, conspiration, et donc, probablement, trahison.
Tandis que l’amitié virile – où il suffit d’un simple regard entendu pour tout
dire, c’est-à-dire pas grand-chose, voire rien, sinon, la garantie d’une
inanité commune – cette amitié-là sent le champ de bataille, le vent du boulet,
la gueule du canon, à la fois pourdre, perlin et pimpin.
C’est elle que loue sempiternellement la littérature,
elle qu’exalte la philosophie, et à travers elle, c’est moins l’amitié qui est
louée que la vertu virile, avec ses colifichets qui pour noms massacre, holocauste,
pillage, beuveries. L’amitié est une construction guerrière, la forme policée
et civile des grandes virées soudardes.
Prenez Achille, immobile à grands pas mais Achille renfrogné
dans sa tente, qui autorise finalement son ami Patrocle à prendre les armes et
aller se faire trucider à sa place. Regardez Achille qui venge son ami puis
s’occupe des funérailles de l’amitié ! L’amitié se complaît dans la mort.
L’ami est armé, l’ami est vengeur, et non seulement il
pleure l’ami mort, mais il lui faut aussi pleurer l’ami qu’il était, lui, et
qui n’a rien su faire, rien vu venir, tout laisser se dégrader. Comment Achille
célèbre-t-il l’amitié qui l’unissait à Patrocle ? Par la fureur. La fureur
concertée, têtue. Son amitié était une fête ? Fort bien, l’hommage à cette
amitié sera un carnage.
Mais relisons plutôt comment Homère raconte le
chagrin mémorable d’Achille, qui fait ripaille puis s’endort, au point qu’il
sera nécessaire que l’âme de Patrocle s’arrache à l’Hadès pour venir lui
rappeler ses devoirs :
« Et quand ils furent arrivés à la tente d’Agamemnon,
celui-ci ordonna aux hérauts de poser un grand trépied sur le feu, afin
qu’Achille, s’il y consentait, lavât le sang qui le souillait. Mais il s’y
refusa toujours et jura un grand serment :
– Non ! Par Zeus, le plus haut et le
meilleur des dieux, je ne purifierai point ma tête que je n’aie mis Patrocle
sur le bûcher, élevé son tombeau et coupé ma chevelure. Jamais, tant que je
vivrai, une telle douleur ne m’accablera plus. Mais achevons ce repas odieux.
Roi des hommes, Agamemnon, commande qu’on apporte, dès le matin, le bois du
bûcher, et qu’on l’apprête, car il est juste d’honorer ainsi Patrocle, qui
subit les noires ténèbres. Et le feu infatigable le consumera promptement à
tous les yeux, et les peuples retourneront aux travaux de la guerre.
Il parla ainsi, et les princes, l’ayant entendu, lui
obéirent. Et tous, préparant le repas, mangèrent ; et aucun ne se plaignit
d’une part inégale. Puis ils se retirèrent sous les tentes pour y dormir.
Mais Achille était couché, gémissant, sur le rivage de
la mer aux bruits sans nombre, au milieu des Myrmidones, en un lieu où tous les
flots blanchissaient le bord. Et le doux sommeil, lui versant l’oubli de ses
peines, l’enveloppa, car il avait fatigué ses beaux membres en poursuivant
Hector autour de la haute Ilios. Et l’âme du malheureux Patrocle lui apparut,
avec la grande taille, les beaux yeux, la voix et jusqu’aux vêtements du héros.
Elle s’arrêta sur la tête d’Achille et lui dit :
– Tu
dors et tu m’oublies, Achille. Vivant, tu ne me négligeais point, et, mort, tu
m’oublies. Ensevelis-moi, afin que je passe promptement les portes d’Hadès. Les
âmes, ombres des morts, me chassent et ne me laissent point me mêler à elles
au-delà du fleuve ; et je vais, errant en vain autour des larges portes de
la demeure d’Hadès. Donne-moi la main ; je t’en supplie en pleurant, car
je ne reviendrai plus du Hadès, quand vous m’aurez livré au bûcher. Jamais plus
vivants, tous deux, nous ne nous confierons l’un à l’autre, assis loin de
nos compagnons, car la Kèr odieuse
qui m’était échue dès ma naissance m’a enfin saisi. Ta moire fatale, ô Achille
égal aux Dieux, est aussi de mourir sous les murs des Troyens magnanimes !
Mais je te demande ceci, et puisses-tu me l’accorder : Achille, que mes
ossements ne soient point séparés des tiens, mais qu’ils soient unis comme nous
l’avons été dans tes demeures.
Et Achille aux pieds
rapides lui répondit :
– Pourquoi
es-tu venu, ô tête chère ? et pourquoi me commander ces choses ? Je
t’obéirai et les accomplirai promptement. Mais reste que je t’embrasse un
moment, au moins ! Adoucissons notre amère douleur.
Il parla ainsi et il
étendit ses mains affectueuses ; mais il ne saisit rien, et l’âme rentra
en terre comme une fumée, avec un âpre murmure. Et Achille se réveilla
stupéfait et, frappant ses mains, il dit ces paroles lugubres ;
– Ô
Dieux ! l’âme existe encore dans le Hadès, mais comme une vaine image, et
sans corps. L’âme du malheureux Patrocle m’est apparue cette nuit, pleurant et
se lamentant et semblable à lui-même ; et elle m’a ordonné d’accomplir ses
vœux.
Il parla ainsi, et il
excita la douleur de tous les Myrmidones ; et l’aurore aux doigts couleur
de rose les trouva gémissant autour du cadavre. »
Faut-il
qu’un ami meurt pour que les supposées vertus de l’amitié s’effacent aussitôt
et laissent jaillir les seules puissances qui motivent durablement l’homme, et
en particulier le mâle, à savoir la vengeance ? L’amitié, à la différence
de l’amour, fait l’économie du sperme. Mais du sang, point, bien au contraire,
c’est sa substance première.
Pauvre
Achille. Il boit et bâfre puis somnole, en oublie ses devoirs ; Patrocle,
lui, erre dans les limbes, et seul le sort de ses os lui importe. Ainsi les
amis célèbrent de par le monde leur amitié défunte.
Mais
laissons Achille à son sommeil, et avançons plus avant dans cette nuit de
l’amitié où plus rien ne semble palpiter, avançons plus avant entre les amis
morts et les amis perdus, les amis oubliés et les amies trahis, les amis
négligés et les amis insultés.
Depuis
Cicéron, on l’a vu, la littérature a beaucoup à dire sur l’amitié. Mais il
revient sans doute à Proust d’avoir été un des premiers à en faire le
contre-éloge. L’amitié, comme l’argent, c’est du temps. Du temps et de la
parole, deux éléments non seulement on ne peut plus précieux, mais en complète
contradiction. Car aux yeux de Proust, l’amitié est un luxe que ne peut
s’offrir l’écrivain.
Mais
écoutez plutôt :
« Les
êtres qui en ont la possibilité – il est vrai que ce sont les artistes et
j'étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais – ont aussi
le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l'amitié leur est une dispense de
ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode
d'expression de l'amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne
rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que
répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que la marche de la pensée
dans le travail solitaire de la création artistique, se fait dans le sens de la
profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions
nous progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et
l'amitié n'est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de
plus funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver
auprès de leur ami, c'est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de
poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux d'entre nous
dont la loi de développement est purement interne, cette impression d'ennui l'amitié
nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous
rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer
comme un précieux apport alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui
on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur
propre sève le nœud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur frondaison.
Je me mentais à moi-même, j'interrompais la croissance dans le sens selon
lequel je pouvais en effet véritablement grandir, et être heureux, quand je me
félicitais d'être aimé, admiré, par un être aussi bon, aussi intelligent, aussi
recherché que Saint-Loup, quand j'adaptais mon intelligence non à mes propres
obscures impressions que c'eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de
mon ami à qui en me les redisant – en me les faisant redire par cet autre
que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si content de se
décharger du fardeau de penser – je m'efforçais de trouver une beauté,
bien différente de celle que je poursuivais silencieusement quand j'étais
vraiment seul, mais qui donnerait plus de mérite à Robert, à moi-même, à ma
vie. Dans celle qu'un tel ami me faisait, je m'apparaissais comme
douillettement préservé de la solitude, noblement désireux de me sacrifier
moi-même pour lui, en somme incapable de me réaliser. »
Ainsi,
point par point, Proust oppose l’amitié à la création. A l’amitié qui est
répétition du vide, l’écrivain préfère la solitude. A ce vide il préfère la
pensée ; à la surface, la profondeur ; à l’ennui la découverte ;
au sacrifice la réalisation. Pour exprimer ces différences, Proust recourt à
une étrange image, presque une allégorie : la maison et l’arbre. Pour lui
nous ne sommes pas des maisons susceptibles d’être agrandies par un apport
extérieur ; c’est pourtant ainsi que l’amitié voudrait que nous soyons.
Cette interprétation architecturale, cette vision maçonne des choses sied à
l’amitié qui ne saurait envisager un seul instant son inutilité, ou pire, sa
dimension néfaste, « funeste », quasi toxique. Non, pour Proust, nous
sommes comparables à des arbres et ne devons notre véritable croissance qu’à
notre propre sève. La branche contre la brique. La sève contre le ciment.
L’amitié,
ainsi considérée, serait l’apanage des non-créateurs. C’est le passe-temps qui
n’ont rien d’autre à faire mais qui surtout redoutent de se retrouver face à
eux-mêmes. L’amitié serait une fuite hors de soi. La peur d’un vide qu’on ne
saurait pas remplir. Une défaite de la pensée. L’invention du brouillage. Une
comédie, à la fois pathétique et vaine. Le superficiel érigé arbitrairement en
profondeur. Mais pour Proust, que la maladie contraint à la solitude, à
l’isolement, le grand malade c’est l’ami, qui cherche une cure au sein de
l’autre.
Lisons
cet autre passage, extrait du Côté des
Guermantes :
« J’ai dit (et précisément c’était, à Balbec,
Robert de Saint-Loup qui m’avait, bien malgré lui, aidé à en prendre
conscience) ce que je pense de l’amitié : à savoir qu’elle est si peu de
chose que j’ai peine à comprendre que des hommes de quelque génie, et par
exemple un Nietzsche, aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur
intellectuelle et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l’estime
intellectuelle n’eût pas été liée. Oui, cela m’a toujours été un étonnement de
voir qu’un homme qui poussait la sincérité avec lui-même jusqu’à se détacher,
par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginé que la
vérité peut se réaliser dans ce mode d’expression par nature confus et
inadéquat que sont, en général, des actions et, en particulier, des amitiés, et
qu’il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son
travail pour aller voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse
nouvelle de l’incendie du Louvre. J’en étais arrivé, à Balbec, à trouver le
plaisir de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l’amitié dont tout l’effort est de
nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable (autrement que
par le moyen de l’art) de nous-même, à un moi superficiel, qui ne trouve pas
comme l’autre de joie en lui-même, mais trouve un attendrissement confus à se
sentir soutenu sur des étais extérieurs, hospitalisé dans une individualité
étrangère, où, heureux de la protection qu’on lui donne, il fait rayonner son
bien-être en approbation et s’émerveille de qualités qu’il appellerait défauts
et chercherait à corriger chez soi-même. D’ailleurs les contempteurs de l’amitié
peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs amis du monde,
de même qu’un artiste portant en lui un chef-d’œuvre et qui sent que son devoir
serait de vivre pour travailler, malgré cela, pour ne pas paraître ou risquer d’être
égoïste, donne sa vie pour une cause inutile, et la donne d’autant plus
bravement que les raisons pour lesquelles il eût préféré ne pas la donner
étaient des raisons désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l’amitié,
même pour ne parler que du plaisir qu’elle me procurait, d’une qualité si
médiocre qu’elle ressemblait à quelque chose d’intermédiaire entre la fatigue
et l’ennui, il n’est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui nous
était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en nous-même.
Dans ce passage
stupéfiant, Proust nous dit beaucoup de choses, qui s’entrechoquent et
s’interpénètrent, autant sur l’amitié que sur la création. Se posant d’une
certaine façon en « contempteur de l’amitié », il dévoile les
véritables mécanismes de l’amitié, stigmatises ses illusions, la situe entre
« fatigue et ennui », mais surtout il fait d’elle une sorte de
maladie où brillerait seul le petit soleil artificiel de l’égoïsme. Que
recherche l’ami sinon à se faire « hospitaliser dans une individualité
étrangère » ? Image puissante, image terrible qui peint l’ami aux
couleurs d’un parasite, voire d’un incube, un incube las et bavard qui a besoin
du perchoir de l’autre pour se dégourdir les ailes.
*
Exit l’ami, donc, ce
profiteur de notre temps, ce chantre du superficiel, cet amoureux du vide, qui
se nourrit de notre vain sacrifice, et finit toujours par nous décevoir,
s’éloigner, préférer un autre ami, tenter une autre aventure. Exit l’ami qui
prend de la place et ne tient pas en place. Qui se vautre dans l’écoute et la
parole mais ne supporte pas les abîmes de silence nécessaire à d’autres
étincelles. Exit l’ami, qui recherche une protection pour se prouver qu’il y a
quelque chose en lui qui vaille la peine d’être protégé. On lui dit adieu,
on le raccompagne à la porte des livres où il ne saurait que déranger.
Qui le
remplacera ? Quel autre prétendant à notre attention oserons-nous élire ?
Quel autre, bien décidé à le rester, peu soucieux de nous flatter ? Quel
lointain préférer à ce prochain ?
Il y a l’ennemi, bien
sûr. Mais qui fera jamais l’éloge de l’ennemi ? Qui chantera ses hauts
faits ? Savons-nous même ce qu’est, vraiment, un ennemi ?
Je ne parle pas d’un
ennemi qui n’aurait à nous offrir que son inimitié, d’un ennemi obsédé par
notre propre chute, d’un ennemi personnel, intime, sorte de double en négatif,
finalement de l’ami. Le même mais différemment.
Non, je veux parler d’un
ennemi inédit, fuyant, instable, lointain, en devenir – ni bienveillant, donc,
mais ni malveillant. D’un ennemi considéré purement et simplement comme l’autre
de l’autre que nous sommes, d’un ennemi perçu comme un champ de possibles,
allant dans un mouvement opposé à soi, donc plus intéressant, moins intéressé,
quelque chose finalement comme un lecteur à venir, avec qui on n’a pas encore
engagé de corps à corps.
C’est peut-être à lui
que pensait Jean Genet lorsqu’il a écrit , en 1970, le texte sans titre que je
vais vous lire. Mais avant, je voudrais re-situer les conditions de sa
rédaction. Genet habite alors à Tanger. Un jour il demande au peintre et poète
américain Brion Gysin ce qu’est devenu le journal anglais International Times.
Gysin lui explique le journal a quelques démêlées avec la justice anglaise à
cause des petites annonces qu’il faisait passer et qui souvent avaient trait à
ce qu’on a coutume d’appeler des « amitiés particulières ». Entendant
cela, Genet s’exclame alors : « Des amitiés ? Moi je cherche un
ennemi à ma taille ! » Et il écrit dans la foulée le texte que je vais
vous lire et qui figure en prologue de son recueil de textes et d’entretiens
paru chez Gallimard intitulé L’Ennemi
déclaré :
« J.G. cherche,
ou recherche, ou voudrait découvrir, ne le jamais découvrir le délicieux ennemi
très désarmé, dont l’équilibre est instable, le profil incertain, la face
inadmissible, l’ennemi qu’un souffle casse, l’esclave déjà humilié, se jetant
lui-même par la fenêtre sur un signe, l’ennemi vaincu : aveugle, sourd,
muet. Sans bras, sans jambes, sans ventre, sans cœur, sans sexe, sans tête, en
somme un ennemi complet, portant sur lui déjà toutes les marques de ma
bestialité qui n’aurait plus – trop paresseuse – à s’exercer. Je voudrais l’ennemi
total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi
soumis, vaincu par moi avant de me connaître. Et irréconciliable avec moi en
tous cas. Pas d’amis. Surtout pas d’amis : un ennemi déclaré mais non
déchiré. Net, sans faille. De quelles couleurs ? Du vert très tendre comme
une cerise au violet effervescent. Sa taille ? Entre nous, qu’il se
présente à moi d’homme à homme. Pas d’amis. Je cherche un ennemi défaillant,
venant à la capitulation. Je lui donnerai tout ce que je pourrai : des
claques, des gifles, des coups de pieds, je le ferai mordre par des renards
affamés, manger de la nourriture anglaise, assister à la Chambre des Lords,
être reçu à Buckingham Palace, baiser le Prince Philip, se faire baiser par
lui, vivre un mois à Londres, se vêtir comme moi, dormir à ma place, vivre ma
place : je cherche l’ennemi déclaré. »
Difficile d’ajouter une voix à celle, en Genet, parle,
mêlant sérieux et humour, menace et promesse, violence et jouissance. L’ennemi
dont nous parle Genet, et que nous avons vaguement tenté plus haut d’imaginer,
est plus délicat à cerner que l’ami évident du tout venant qui ne vend que du
vent.
Cet ennemi n’est pas une balise, c’est un horizon, et comme
tel il se meut et s’écarte à mesure que nous avançons dans sa direction. Il ne
nous accompagne pas ni ne nous embarrasse de ses affections ; il nous
devance toujours, parfois à tel point que c’est comme s’il avait parcouru
tellement de lieues que déjà le voilà qui s’annonce derrière nous, et nous
rattrape. Nous dépassera-t-il ? Cherchera-t-il l’affrontement. En latin
chrétien, l’ennemi c’était le démon ; mais chez les Anciens, nous dit un
littérateur du début du XIXème siècle, « étranger était synonyme
d’ennemi ».
*
Que faire de cet animal ? de l’animal
amitié ? Il secoue parfois son poil de plus en plus ras, va jusqu’à mordre
s’il le faut, mais doucement, afin de laisser l’empreinte de sa morsure, non
d’en déployer les conséquences. Il lui arrive même de suivre pendant des années
le vagabond que nous sommes sur la route qui ne mène nulle part. Attends-moi
ici, doit-on dire parfois. Attends-moi ici, AMITIÉ, je ne vais pas tarder –
mais sans le dire, ou en le disant sur un mode évidemment ironique puisqu’on ne
peut rien promettre sous peine de se parjurer.
Mais être attachant, est-ce forcément tisser des
liens ?
Et qu’attacher à l’autre sinon le poids mort de son
devenir ?
Perdre de vue,
à l’inverse, ce serait prémunir soi et l’autre contre les pénibles effets
optiques qui feront de notre éloignement une fausse présence. Ce ne serait donc
pas perdre la vue, mais plutôt lui
rendre sa liberté.
vendredi 22 janvier 2016
L’impensé sauvage et les équarisseurs en tergal
Pourquoi la littérature
serait-elle sauvage, elle qui baigne et se prélasse dans l’immense cimetière de
la domestication linguistique ? Depuis quand hurle-t-elle, cramponnée à
une liane rebelle au fond d’anthologies envahies par de paisibles ronces régulièrement
taillées ? En elle, en apparence, rien de fauve, si peu en vérité de
déchainement. Présente à la cour du roi, assise dans les auberges bourgeoises,
somnolente sur les bancs académiques, frétillante dès qu’il est question d’un
prix, d’une prime, éprise de lauriers en stuc et de podiums en caoutchouc, elle
a longtemps calqué ses frises sur celles de la langue érudite, s’autorisant
parfois des écarts quand un vent freluquet aux effluves de sédition soufflait
dans la campagne alentour. On la dit irrévérencieuse, subversive, on lui
dessine des crocs à même sa bouche aimable, qu’on colorie en rouge, mais le
rouge, très vite, vire au rose, puis au gris, et de ses ambitions carnivores le
temps de fait qu’une bouchée. Parsemée de grandes têtes molles, la littérature
semble, bien souvent à mille lieues de toute sauvagerie. Certes, il lui arrive
d’arpente des îles prétendument désertes, sait en découdre avec les pagnes les
plus ténus, et s’invente parfois des rites qu’on pourrait croire étanches aux
diktats de la société. Mais se déhanche-t-elle comme le King ?
Gronde-t-elle comme Rodin ? Explose-t-elle comme Stravinsky ?
Pourquoi cette propension à nous raconter de sémillantes anecdotes dont
l’appendice se termine en frileuse morale ? Que sont ces constructions à
la Viollet-le-Duc qu’il faut admirer dans l’ordre croissant de leur pierreuse vanité ?
Allons. Oublions un instant les
faciles servitudes et fades complaisances de la littérature qui ne semble
piaffer qu’à de très rares et mesurés intervalles. Quoi ? Rien de sauvage
sur la page toujours recommencée ? Nulle furie ? C’est qu’il convient
de revisiter le sens de sauvage à l’aune de ce dont la littérature est
capable. En effet, si sauvage désigne une vie proche de la
nature ou du moins un comportement allergique aux jougs, alors il est fort
possible qu’on peine à trouver dans les œuvres écrites la moindre trace d’une
insurrection permanente, viscérale, sauf à s’aventurer du côté des quelques
« écrivains bruts » que la folie a pris soin de réduire vite à l’état
léguminal. A cela, de toute évidence, une raison : ruer dans les
brancards, la jouer éternel indigène, fier proscrit, autant de rebiffades qui
ne mèneraient guère loin dès lors qu’il s’agit au contraire d’inventer des
canassons troyens, de détourner des flèches made in Zénon, de faire bifurquer
les hollzwege, d’inventer des langues faussement assagies, de se servir d’un
imparfait pour faire basculer la société, l’air de rien.
S’il fallait repérer et
identifier une instance sauvage en littérature, c’est du côté de l’apparent
acclimaté qu’il conviendrait de la chercher, sous la plume du scribe quiet
qu’on croit assoupi. Kafka traverse la rue, son bureau l’attend, il rentre les
épaules – en lui, derrière ses sourcils soucieux, pourtant : la jungle. Flaubert
arrache une plume à son perroquet empaillé : aussitôt le brame. Artaud
n’est jamais autant sauvage que lorsqu’il enfonce la langue dans le corps.
Entamez la fouace de Rabelais : déjà elle saigne. Suivez du doigt le tracé de
la phrase déployée par Claude Simon : ce qu’elle charrie, ce qu’elle
déloge, à jamais.
Bien sûr, certaines écritures
semblent affranchies des diverses poignes stylistiques et s’ébattre – se battre
– dans un au-delà de la langue où le bruissement et le rugissement mènent la
danse, et l’on pourrait fort bien avancer les noms de Guyotat ou de Novarina,
mais une fois de plus méfions-nous des peintures de guerre, car les véritables
incendiés sont rares à ravager la savane. L’écrivain sauvage a retenu la leçon
du gamin Rimbaud et sait singer autre chose qu’un « drôle très
solide ». Pas question donc d’enfiler « des costumes improvisés avec
le goût du mauvais rêve » et de jouer seulement des « complaintes,
des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les
religions ne l’ont jamais été ». On peut être « barbare » dans
sa langue à la façon d’un Michaux sans s’inventer pour autant « Chinois,
hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons
sinistres » (Rimbaud, là encore). Rien de pire que le sauvage velléitaire,
contrefait. Le tigre doit rester tapi dans les motifs. Le reconnaîtront assez
tôt tous ceux qui ont fort peu d’appétence pour la pathétique communauté des
caniches littéraires dont on nous vante régulièrement les coups de patte et les
éclats de mini crocs. Céline est sauvage dans l’ordure du cœur, Genet est
sauvage dans la caresse ennemie, Beckett est sauvage dans la nuit du sujet, Duras
est sauvage dans la tétanie du mot – et parfois certains saltimbanques savent
eux aussi puiser au poison puissant, mais qui clame et grince des dents n’excite
que les notaires de la plume.
Pour être sauvage, soyons
discrets. Larvatus prodeo. Oui, en « horrible
travailleur », taillons modestement la lance qui transpercera le flanc de
baudruche dont s’enorgueillit notre propre langue. La « vie sauvage »
n’a pas de prix, n’en veut pas, et n’a pas non plus le goût fanfrelucheux du
sacrifice. Elle est fièvre ::: une fête qui taille dans le vif de soi
quand tous saluent les culbutes des équarisseurs en tergal.
_________________________
NOTO #4 Janvier 2016
DÉRÈGLEMENT DE TOUS LES SENS
« Le Fils de Vitalie » par Jean-Michel Maulpoix
« Got a cigarette? » par Christophe Honoré
« Ce grand désir d'avant Babel » par Pierre Deshusses
« Animalimite » par Fabrice Hyber
« Des dessins et des souvenirs » par Adrien Goetz
« Reflets momentanés d'Italie - Épisode 1 : Capri » par Jean Louis Gaillemin
Pour l'intelligence des poètes : Amphitryon par Françoise Frontisi-Ducroux
Presque célèbre : Domicile Tarabildiene par Serge Fauchereau
Cet objet du désir : Les Yeux par Jean Streff
jeudi 21 janvier 2016
Le câlin et la greffe : sainte Agnès priez pour nous
Allons bon. J'apprends qu'aujourd'hui c'est le "hug day", autrement dit la "journée du câlin". Bisounours de tous les pays, embrassez-vous! Plus sérieusement (?) je rappellerai qu'à l'origine le mot câlin, avant de s'appliquer dans un premier temps à quelqu'un de niais, de naïf, servait à désigner un gueux, un mendiant (puis, par glissement sournois, hein, un niais, un indolent). Donc, au lieu de s'étreindre béatement à tour de bras, je propose que ce "jour du câlin" retourne à ses fondamentaux et devienne un "jour du gueux". Il y a près de neuf millions de pauvres en France (selon l'Insee), alors au boulot ! Et n'oubliez pas non plus de manger la tête de veau, puisque c'est l'anniversaire de la mort de Louis XVI. Et tant qu'on y est, pensez bien à fêter les Agnès, en souvenir de sainte Agnès qui n'a pas eu une vie facile, puisque selon les uns elle périt décapitée, ce qui aujourd'hui n'est pas rédhibitoire depuis que le Pr. Sergio Canavero, neurochirurgien de l'université de Turin, a greffé un corps de singe sur une tête de singe et promet de récidiver avec un homme d'ici deux ans.
Vous l'avez compris, on est jeudi, le seul jour qui revient quatre fois par semaine, puisque, n'est-ce pas, on parle de semaine des quatre jeudis, même si, rendons à Rabelais ce qui est à Rabelais, il est fait mention dans Pantagruel d'une "sepmaine des troys Jeudys", ce qui est déjà beaucoup. Bon, nous voilà bien avancés, et je pense avoir démontré amplement par ce post que le titre du nouveau livre de Sarkozy, La France pour la vie, est l'anagramme inquiétant de "Fier lupanar violacé"…
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