Pourquoi la littérature
serait-elle sauvage, elle qui baigne et se prélasse dans l’immense cimetière de
la domestication linguistique ? Depuis quand hurle-t-elle, cramponnée à
une liane rebelle au fond d’anthologies envahies par de paisibles ronces régulièrement
taillées ? En elle, en apparence, rien de fauve, si peu en vérité de
déchainement. Présente à la cour du roi, assise dans les auberges bourgeoises,
somnolente sur les bancs académiques, frétillante dès qu’il est question d’un
prix, d’une prime, éprise de lauriers en stuc et de podiums en caoutchouc, elle
a longtemps calqué ses frises sur celles de la langue érudite, s’autorisant
parfois des écarts quand un vent freluquet aux effluves de sédition soufflait
dans la campagne alentour. On la dit irrévérencieuse, subversive, on lui
dessine des crocs à même sa bouche aimable, qu’on colorie en rouge, mais le
rouge, très vite, vire au rose, puis au gris, et de ses ambitions carnivores le
temps de fait qu’une bouchée. Parsemée de grandes têtes molles, la littérature
semble, bien souvent à mille lieues de toute sauvagerie. Certes, il lui arrive
d’arpente des îles prétendument désertes, sait en découdre avec les pagnes les
plus ténus, et s’invente parfois des rites qu’on pourrait croire étanches aux
diktats de la société. Mais se déhanche-t-elle comme le King ?
Gronde-t-elle comme Rodin ? Explose-t-elle comme Stravinsky ?
Pourquoi cette propension à nous raconter de sémillantes anecdotes dont
l’appendice se termine en frileuse morale ? Que sont ces constructions à
la Viollet-le-Duc qu’il faut admirer dans l’ordre croissant de leur pierreuse vanité ?
Allons. Oublions un instant les
faciles servitudes et fades complaisances de la littérature qui ne semble
piaffer qu’à de très rares et mesurés intervalles. Quoi ? Rien de sauvage
sur la page toujours recommencée ? Nulle furie ? C’est qu’il convient
de revisiter le sens de sauvage à l’aune de ce dont la littérature est
capable. En effet, si sauvage désigne une vie proche de la
nature ou du moins un comportement allergique aux jougs, alors il est fort
possible qu’on peine à trouver dans les œuvres écrites la moindre trace d’une
insurrection permanente, viscérale, sauf à s’aventurer du côté des quelques
« écrivains bruts » que la folie a pris soin de réduire vite à l’état
léguminal. A cela, de toute évidence, une raison : ruer dans les
brancards, la jouer éternel indigène, fier proscrit, autant de rebiffades qui
ne mèneraient guère loin dès lors qu’il s’agit au contraire d’inventer des
canassons troyens, de détourner des flèches made in Zénon, de faire bifurquer
les hollzwege, d’inventer des langues faussement assagies, de se servir d’un
imparfait pour faire basculer la société, l’air de rien.
S’il fallait repérer et
identifier une instance sauvage en littérature, c’est du côté de l’apparent
acclimaté qu’il conviendrait de la chercher, sous la plume du scribe quiet
qu’on croit assoupi. Kafka traverse la rue, son bureau l’attend, il rentre les
épaules – en lui, derrière ses sourcils soucieux, pourtant : la jungle. Flaubert
arrache une plume à son perroquet empaillé : aussitôt le brame. Artaud
n’est jamais autant sauvage que lorsqu’il enfonce la langue dans le corps.
Entamez la fouace de Rabelais : déjà elle saigne. Suivez du doigt le tracé de
la phrase déployée par Claude Simon : ce qu’elle charrie, ce qu’elle
déloge, à jamais.
Bien sûr, certaines écritures
semblent affranchies des diverses poignes stylistiques et s’ébattre – se battre
– dans un au-delà de la langue où le bruissement et le rugissement mènent la
danse, et l’on pourrait fort bien avancer les noms de Guyotat ou de Novarina,
mais une fois de plus méfions-nous des peintures de guerre, car les véritables
incendiés sont rares à ravager la savane. L’écrivain sauvage a retenu la leçon
du gamin Rimbaud et sait singer autre chose qu’un « drôle très
solide ». Pas question donc d’enfiler « des costumes improvisés avec
le goût du mauvais rêve » et de jouer seulement des « complaintes,
des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les
religions ne l’ont jamais été ». On peut être « barbare » dans
sa langue à la façon d’un Michaux sans s’inventer pour autant « Chinois,
hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons
sinistres » (Rimbaud, là encore). Rien de pire que le sauvage velléitaire,
contrefait. Le tigre doit rester tapi dans les motifs. Le reconnaîtront assez
tôt tous ceux qui ont fort peu d’appétence pour la pathétique communauté des
caniches littéraires dont on nous vante régulièrement les coups de patte et les
éclats de mini crocs. Céline est sauvage dans l’ordure du cœur, Genet est
sauvage dans la caresse ennemie, Beckett est sauvage dans la nuit du sujet, Duras
est sauvage dans la tétanie du mot – et parfois certains saltimbanques savent
eux aussi puiser au poison puissant, mais qui clame et grince des dents n’excite
que les notaires de la plume.
Pour être sauvage, soyons
discrets. Larvatus prodeo. Oui, en « horrible
travailleur », taillons modestement la lance qui transpercera le flanc de
baudruche dont s’enorgueillit notre propre langue. La « vie sauvage »
n’a pas de prix, n’en veut pas, et n’a pas non plus le goût fanfrelucheux du
sacrifice. Elle est fièvre ::: une fête qui taille dans le vif de soi
quand tous saluent les culbutes des équarisseurs en tergal.
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NOTO #4 Janvier 2016
DÉRÈGLEMENT DE TOUS LES SENS
« Le Fils de Vitalie » par Jean-Michel Maulpoix
« Got a cigarette? » par Christophe Honoré
« Ce grand désir d'avant Babel » par Pierre Deshusses
« Animalimite » par Fabrice Hyber
« Des dessins et des souvenirs » par Adrien Goetz
« Reflets momentanés d'Italie - Épisode 1 : Capri » par Jean Louis Gaillemin
Pour l'intelligence des poètes : Amphitryon par Françoise Frontisi-Ducroux
Presque célèbre : Domicile Tarabildiene par Serge Fauchereau
Cet objet du désir : Les Yeux par Jean Streff
Salut,
RépondreSupprimerRien de pire que le sauvage conventionné ou la révolte systématique pour "faire genre" n'est ce pas ? J'ai trouvé l'article plutôt pas mal. Je rajouterai l'écrivain américain Charles Bukowski, qui a su donné à la littérature de vraies lettres de noblesse en parlant de la façon la directe qui soit du bitume et de la biture (même s'il ne faut pas le cantonner qu'à cela). Le véritable défaut des écrivains - à mon sens - c'est que l'on retrouve bien peu de viscéral dans ce qui est écrit aujourd'hui. On fait de la norme, même dans la rébellion, en faisant attention de ne pas trop choquer ou, au contraire, on cherche à choquer pour mieux briller. Mais tout cela manque beaucoup d'honnêteté...