© Jacques-André Boiffard |
S'il est fréquent qu'un écrivain s'empare d'un fait divers, c'est parfois pour de mauvaises raisons. En l'anecdote anonyme, il prélève la petite matrice qui manque à ses stimulations narratives. Dans le récit déjà disséqué, il trouve la force de décalquer le réel. Mais parfois, c'est tout le contraire qui se produit: le morceau de tesson exhumé donnera vie non seulement à l'amphore et à ses formes, mais il faudra également réinventer le précieux liquide qu'elle contient, faire entendre le chant de son écoulement.
Dans Mourir et puis sauter sur son cheval, David Bosc est parti d'un extrait de journal de Georges Heinein, dans lequel ce dernier, faisant état du suicide d'une certaine Sonia A., s'indignait de la coutume anglaise qui veut que le suicidé soit jugé post-mortem. Puis Bosc a déniché quelques coupures de presse. Restait à réinventer Sonia Araquistáin, c'est-à-dire à rendre charnel ce mouvement désordonné qui s'efforce de faire de la vie une fête et une résistance.
Pour inventer Sonia, David Bosc n'a pas le choix. Il doit lui forger un souffle mental, des gestes, donc une langue, une façon de parler qui soit comme une façon de marcher, d'avancer. Et s'il s'agit là d'une vie rêvée, cette vie n'en est pas moins hantée, brûlée/brûlante: une vie pétrie d'attentes insurmontables, de désirs instables, de gais refus. De là cette singularité qui innerve la cadence-Sonia, cette façon à la fois fluide et détournée de traverser les choses. Langue libre, cabrée, tantôt dissoute tantôt mordante, qui cherche sa liberté jusque dans la bascule. La grande réussite du livre tient dans ce prodige: faire coïncider une parole éparse, frondeuse, fébrile avec une langue infiniment attentive, toujours précise dans sa rythmique, souvent surprenante dans ses formules. "Pressé de trouver le lieu et la formule", écrivait Rimbaud. Bosc, justement, parvient à faire coïncider le lieu et la formule dans le surgissement même qu'est Sonia. Il l'illumine, la déploie. Et Sonia de devenir une "usine surchauffée" (le corps selon Artaud…) d'où jaillissent à chaque page des énoncés orphelins, des fulgurances généreuses. L'hybris est un chant, et Sonia en cherche la clé, aux sens musical, charnel, philosophique. Rien ne la changera en arbre.
Debout dans son "irréalité immédiate" (l'expression est de Max Blecher), Sonia est une fille de la rue, au sens surréaliste, une Nadja de l'après-guerre en quête de carnaval synesthésique. Elle voit une "vitrine crevée", entend les "maracas de charité" des patriotes, sent couler dans la Tamise des "poissons obnubilés" et devine chez les chevaux un désirs de "humer la lumière et les formes", perçoit dans l'oreille une "complication cocasse". Elle se penche "sur une nativité de limaces", déclare être "une jonchée de feuilles" – mais ces singularités sont toujours prises dans un mouvement, lisez plutôt:
"Et je repars. Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s'élève, retombe, s'arrête, s'élance à nouveau, se divise, se mêle à d'autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d'aération, paie son écot à l'eau de la rigole, espère et trouve les jambes nues d'un enfant, n'est aucune des feuilles pas plus qu'elle n'est le vent, elle est la danse, elle est dansée."
Car si Sonia est feu follet voué à l'extinction, la langue qui l'incarne est indéniablement "dansée", et l'est dans une "Nuit retrouvée", avec "tous ses alentours à la lenteur des astres", une nuit peuplée d'animaux, ou plutôt de devenirs-animaux, comme si la folie passait avant tout par une confrontation avec la bête. Ainsi, Sonia s'interroge sur l'émotion qui naît de la tête du cheval, remet en question l'idéal qu'incarnerait la nature sauvage ("la libre nature est une foutaise"), voit dans les masses de réfugiés, à l'heure de l'alerte, des "chiots encore aveugles". Elle se rend dans un abattoir pour mieux scruter "l'œil de l'animal" qui "s'imbibe, aspire le plus possible, se révulse et s'éteint", et finit par conclure :
"Une porcherie est un cristal politique. Il n'y a d'avilissement des espèces animales qu'à proportion de celui des hommes."
Sonia, elle, laisse le cosmos la mordre. Elle est et veut l'amour fou, mais pas l'amour individué, pas le désir concerté, pas le mâle instructeur; elle sait que dans son sang coulent "les ferments de la métamorphose", elle devance l'ivresse, bouleverse les cycles, s'offre aux saisons.
Sonia est espagnole, elle vit à Londres, nous sommes en septembre 1945, il fait chaud au fond du corps, la peau sera donc nue, la mèche folle – puis la fenêtre s'ouvrira, et à la rencontre du monde quelque chose s'en ira, disparaîtra, renaîtra. Mourir et puis sauter sur son cheval: ce vers d'Ossip Mandelstam, dont David Bosc a fait le titre de son livre, dit à sa façon le travail d'écriture nécessaire pour faire de la chute un élan. Mourir et puis sauter sur son cheval est un de ces rares livres qu'on a envie d'offrir et de relire, comme si un lien secret unissait ces deux mouvements.
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David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, éd. Verdier, 11,50€
Je rentre de vacances et que vois-je? LCC feint un classicisme et une élégance de bon aloi? Non, c'est bien, c'est mieux. Bon, retour au texte.
RépondreSupprimerTu as changé de coiffure ?
RépondreSupprimerÀ peine.
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