Je vous ai parlé hier de Histoire de mon pigeonnier, d’Isaac
Babel, et j’en vois encore quelques-uns dans l’invisible agora des lecteurs
qui ne l’ont pas acheté dans la foulée. Tss-tss. Fermez les yeux. Imaginez. Vous êtes page 109,
puis une brise se lève, la page tourne d’elle-même, vous voilà page 110, quelque
chose se produit, les contours de la page s'estompent lentement, des bruits vous assaillent, vos narines frétillent, ça y est, la magie Babel se produit,
vous êtes à Tiflis au début du vingtième siècle, les douleurs de l’amour vous
tenaillent, puis vous rencontrez Vera, et au petit matin, après une nuit où un
certain secret vous a été dévoilé, vous décidez de ne pas aller travailler, vous vous rendez sur
la place du marché, dans le bazar ancien, et là, grâce au talent de la
traductrice Sophie Benech, le monde de Babel recommence, dans toute sa beauté
douloureuse, son immense extase crépitante :
« Un Turc placide nous a servi du thé avec un samovar enveloppé dans un torchon, un thé rouge comme de la brique, qui fumait comme du sang fraîchement versé. L’incendie enfumé du soleil flamboyait dans les parois de nos verres. Le braiment prolongé des ânes se mêlait aux coups de marteau des chaudronniers. Sous des chapiteaux, des brocs en cuivre s’alignaient sur des tapis décolorés. Des chiens fourraient leurs museaux dans des boyaux de bœufs. Une caravane de poussière volait vers Tiflis, la ville des roses et de la graisse de mouton. La poussière ternissait les deux écarlates du soleil. Le Turc nous resservait du thé et calculait le prix des craquelins sur son boulier. Le monde était magnifique pour nous être agréable. Lorsque j’ai été couvert de perles de sueur, j’ai retourné mon verre. »
(Ah, je vous vois déjà foncer vers votre libraire et le secouer comme un dattier pour qu'il vous déniche illico ce volume de Babel – oui! Isaac Babel ! pas le Goncourt!!)
Tous les sens sont convoqués dans cette synesthésie épiphanique. Et si vous lisez les pages qui précèdent cette bouleversante page 110, votre expérience de lecture sera encore plus riche, plus forte. Car ce qui est
décrit ici, ce n’est pas seulement une réalité imparfaite et fugace, qui pourrait
donner l’impression qu’un bon écrivain est un écrivain qui sait voir les choses. Il ne s’agit pas seulement d’observer, il faut que les choses observées, ou
imaginées, s’oublient dans leur réalité, s’arrachent au temps et à l'espace sans rien
perdre de leur singularité, puis se réorganisent dans la page, pour la page, et pour cela bien sûr il faut qu'il y ait orchestration, il faut qu’une trame, telle un
toile d’araignée, ait été tissée afin de permettre la résurgence de tous les possibles du réel. Ce que fait Babel avec un instinct sûr, un sens pictural éblouissant. L’écrivain peut alors retourner son verre et contempler le lecteur enivré de
mots.
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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du Temps, 7 euros
J'avais décidé d'attendre mon retour à Paris, à la fin du mois, pour me précipiter chez mon libraire indépendant habituel et acquérir ce volume... ça y est, je suis convaincu, je prends la voiture et je fais une heure de route (deux avec le retour !) pour filer à Brest acheter cet ouvrage (il n'y a pas de librairie digne de ce nom plus proche de mon bout du monde préféré !)... le bilan carbone de l'opération ne sera certes pas très glorieux, mais comme disent les héroïnes de l'opéra italien au moment de céder : Ah, non resisto piu !
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