vendredi 7 novembre 2014

Déplacer les limbes: la survie selon Olivia Rosenthal


Mécanismes de survie en milieu hostile, le dernier livre d’Olivia Rosenthal, est à la fois magnifique et stupéfiant. Magnifique parce que mystérieux, se déployant lentement dans l’indéterminé, l’indécidable, avide de lumière, d’éclaircies, de lueurs. Stupéfiant, parce qu’il exige du lecteur une troublante subjugation, un apprentissage du texte, source d’exorcisme.
Le titre pourrait laisser présager une méthode, voire une approche systémique, d’éventuels conseils. Il n’en est rien, même si, comme on le verra, il y est question de stratégie, d’occultation, de défense et d’acceptation. Mais tentons d’abord d’expliquer de quoi il retourne.
Olivia Rosenthal a conçu cinq textes qui sont comme autant d’étapes pour décrire le sentiment de peur lié à la fuite, à l’abandon, la perte. Des situations sont dévoilées, un espace est visité, des sensations dépliées. Peu de repères, pas de nom, quelques indices. Une enfant attend le retour de ses parents qui ont dû partir suite à l’annonce d’un drame. Une femme a choisi de laisser sa compagne dans un fossé afin d'échapper à une menace. Une partie de cache-cache génère troubles et angoisses… Chaque texte comporte en outre en son sein, à la façon d’une ritournelle, le récit d’une expérience limite, NDA ou coma. Des témoignages cliniques, mais pas seulement, dans lesquels persiste une ambigüité de plus en plus perturbante. Enfin, chacun de ces cinq textes se voit adjoint une coda, où des "intentions" sont signalées. Cinq mouvements, donc, assortis de thèmes récurrents, pour une symphonie des ombres.
Les textes semblent pris entre une presque abstraction (une désorientation à la Beckett) et une réalité néanmoins tangible (les pièces d’une maison, la géographie des jeux d’enfant, un paysage d’errance). Où sommes-nous ? Quel est ce livre qui contient des espaces qu’on devine mentaux mais où les souvenirs semblent encore prisonniers du réel ? Ce qui est décrit relève-t-il de l’expérience refoulée ou est-il déjà l’amorce d’une fable, la métaphore d’un lien vicié avec le monde ? En fait, ce livre aurait pu s’intituler tout simplement : Limbes. Car on est ici dans une interzone fragile, un univers-hiatus, où la narratrice s’interroge sans cesse sur son entourage, sur les êtres qui se sont absentés (et vont ou non revenir), sur ce qui menace et sauve. Mais c’est au lecteur qu’il revient de lier ces récits avec les témoignages-traumas, composés en italique, où se débattent d’étranges morts-vivants.
L’inquiétante familiarité du livre tient en partie à la cohabitation tremblée de ces textes-exorcismes. Peut-on survivre sans se piéger soi-même ? Survivre, ce peut être nier la mort, refuser la grande lumière blanche au bout du tunnel, mais ce peut-être aussi fuir l’autre, refuser de s’engager, concevoir des stratégies d’évitement contre les plaies et bosses qui vont avec le métier de vivre. Mais même les limbes dans lesquels on se réfugie exigent une extrême vigilance. Comment rester caché ? comment finir par se laisser trouver ? (La narratrice elle-même avance masquée, puisqu’il faut attendre à chaque fois un certain temps avant que la grammaire trahisse le sexe de celle qui parle, à la faveur d’un adjectif ou d’un participe passé.) Comment survivre, surtout, à soi-même ? Le passé est-il une maison qu’il suffit de déserter ? Passons-nous sans cesse d’une scène de crime à une autre?
Les oscillations créées par ces textes déplaceront le lecteur, lentement mais sûrement, vers un lieu terrible, une pièce condamnée, celle du trauma et de son déni, et les deux derniers chapitres permettent alors de mieux comprendre les tours et détours par lesquels est passé le livre. Si l’autobiographique a jamais eu un sens en littérature, c’est dans ces pages intenses l’auteur se met en danger, non en s’exposant dans l'impudeur ou la posture, mais en faisant de la conscience un personnage à part entière, un enfant perdu dans la nuit de la mémoire. Au final, le lecteur aura vécu mentalement et physiquement l’aventure du texte, son extrême palpitation – et sa générosité absolue. L’écriture d’Olivia Rosenthal est un secret en soi, et un trésor pour nous.
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Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, éd. Verticales – 16,90 €

4 commentaires:

  1. J'ai essayé de trouver une phrase avec les mots en italique, je n'ai pas eu le même succès qu'avec ceux en caractères gras...

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  2. (curieuse alors...)(alors que le titre donnait pas très envie)(ha oui, à cause de "L'abandon du mâle en milieu hostile")(et autres titres austyle un peu convenu)

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  3. Dois-je partager vos lignes avec les miennes ? Puis-je mêler à vos limbes celles de mes mots ? Au diable ce tas de manies ! Je me lance, que dis-je une péninsule... et voici :
    http://vivrelivreoumourir.over-blog.com/2014/09/olivia-rosenthal-mecanismes-survie-milieu-hostile.html

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  4. Bon, j'ai craqué, hier je suis allé à Brest et je me suis pourvu et de L'Histoire de mon pigeonnier et des Mécanismes de survie... me voilà paré pour le week-end au coin du feu ! Ca tombe bien, la météo s'y prête !!!

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