jeudi 3 avril 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (4)

"C'était comme de lire Ulysse d'un seul coup. […] Dès que je la lus, je sus qu'elle était sans doute notre meilleur écrivain": ainsi s'exprime Anaïs Nin en janvier 1956 dans son Journal (dans le sixième volume de la traduction qu'en a donnée Stock). De qui parle-t-elle? De Marguerite Young, dont elle vient de lire un fragment. Quelques pages issues d'un roman en cours d'écriture, intitulé Miss MacIntosh, My Darling. Lectrice privilégiée de l'œuvre en gestation de Young, Anaïs Nin rencontre trois ans plus tard cette femme "dont le sourire et la conversation sont enchanteurs" – elles s'étaient brièvement croisées, quand Young avait accepté un extrait de Children of the Albatross pour la revue The Tiger's Eye, à laquelle elle participait. Anaïs Nin sent qu'elle est en face d'une femme-écriture, d'un être tout entier absorbé dans un projet apparemment infini. A peine est-elle entrée dans l'appartement de Young – qu'elle compare à un magasin d'antiquités – que son opinion est faite: Marguerite est un génie —
"Elle sera ce que Cervantès était pour l'Espagne, et Joyce pour l'Irlande."
Les échanges entre les deux femmes sont fréquents, et fructueux, même si tout, dans l'art et la technique les sépare: expansion chez Young, resserrement chez Nin, dramatisation de l'obsession chez l'une, poétique de l'évanescence chez l'autre. Young appelle souvent Nin au téléphone et lui lit de longs passages de son livre. Entretemps, la rumeur est née: il existe quelque part une femme qui ne fait qu'écrire de huit heures du matin à cinq heures de l'après-midi, et il est clair qu'elle ne finira jamais son livre; c'est devenu, dit-on, un mode de vie, un monstre qui dévore tout et demeure insatiable, un soleil inversé. Un ami de Nin – un psychanalyste – va même jusqu'à affirmer "que psychologiquement elle ne pourra jamais s'en séparer". Face à cette "nouvelle archéologie de l'âme", Nin est toute fascination:
"[Marguerite Young] sera un jour aussi étudiée, analysée, aussi interprétée et commentée que James Joyce."
Pourtant, celle que Nin définit comme "'une nouvelle planète", une "acrobate de l'espace", celle qui n'a chez elle que des fleurs artificielles "au cas où Proust [lui] rendrait visite", est loin d'avoir fini son livre et ne se fait sans doute guère d'illusion sur son éventuelle et future renommée. Quasi orpheline, elle vit l'écriture de son livre comme un perpétuel enfantement. Il est vrai qu'elle a laissé la mort derrière elle: à l'âge de Werther, elle a voulu se suicider. Son projet était simple et imparable: avaler du poison puis se pendre en s'ouvrant les veines, en veillant en outre à ce que la branche à laquelle elle se balancerait surplombe une rivière ! Que de précautions… Mais avant de passer à l'acte, elle décida de composer un poème, et l'écriture de ce poème rendit incongrue la mort envisagée… 

En 1960, Nin est plongée dans la lecture de Miss MacIntosh, My Darling, et elle écrit à Young:
"C'est cosmique, musical, immense. Les dimensions du livre absorbent des voyages plus petits, annihilent l'existence quotidienne, les villes, les êtres, les bruits. Il est fait pour la solitude et la méditation, pour la nuit. On devrait le lire chaque soir, et s'envoler ensuite sur vos ailes largement déployées pour explorer l'espace, l'infini, le temps, la vie, la mort. […] Je ne prédis pas une lecture nonchalante pour les paresseux, les unidimensionnels. Mais ceux qui sentent comme moi considéreront ce livre comme la bible de la poésie, un monde océanique."
Et à l'hiver 1965-1966, l'événement auquel plus personne ne croyait se produit. Marguerite Young met le point final à son livre, que publie alors l'éditeur Scribner. Anaïs Nin exulte:
"Miss MacIntosh est le rêve le plus littéraire de l'Amérique. L'une des clés du livre, c'est l'acceptation de la grande expansion cellulaire de Proust, la vaste toile qu'elle tisse."
Elle rédige elle-même un compte rendu pour l'éditeur, afin d'aider à la promotion:
"Ses phrases lyriques s'enroulent et se déroulent parfois à la manière d'une caméra au ralenti capable de saisir aussi bien les gestes familiers, simples, ordinaires, que les lévitations de la fantaisie, la fluidité des rapides changements émotionnels que seuls les magiciens du langage savent accomplir."
Mais la critique va bouder les mille pages de Miss MacIntosh, My Darling, ce roman pour lequel Anaïs Nin avait imaginé un destin hors du commun, et qui demeurera dans une relative pénombre, alors qu'il s'agit tout simplement du plus beau livre au monde.
[à suivre…]

7 commentaires:

  1. Aïe ! Il n'y a à la fin de ce post aucun "à suivre... " entre crochets, mais aucune annonce non plus d'une éventuelle traduction française à paraitre, à venir, en préparation, voire même (on peut rêver !) déjà prête et sur le point d'être distribuée chez nos libraires favoris... je crains le pire : Claro nous a alléchés avec ce feuilleton et va nous laisser choir pour nous obliger à lire les mille et quelques pages de Marguerite Young EN ANGLAIS ! Au secours, je n'y arriverai jamais, je ne pourrai jamais lire Miss MacIntosh, My Darling... mais pourquoi tant de haine ? La vie est trop cruelle !!!

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  2. J'eusse aimé connaître la réponse de Claro à la sous-entendue question précédente!!!

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    1. Finalement, les crochets encadrant le "à suivre... " on refait leur apparition, il faudra se montrer patient et attendre la fin du feuilleton pour savoir si Claro nous gratifie d'une nouvelle traduction ! Mais bon, si je me réfère au post du vendredi 18 octobre 2013 sur ce même blog, nous avons toutes nos chances, il faut juste espérer que Claro ne mette pas autant de temps à le traduire que Marguerite Young à l'écrire !

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  3. Viiiiiiiiiiiite la suite !

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  4. Salut Claro, je sais bien que ça n'a rien à voir, et bien sûr que tu nous as sacrément mis l'eau à la bouche (j'espère bien qu'une traduction de ce livre merveilleux atterira bientôt sur notre sol), mais pour ma part, ça fait des années que j'essaye de lire Letters de Barth, et j'espère toujours que tu nous fera un jour le cadeau d'une traduction. Je sais que tu en avais eu le projet voilà quelques années... Alors?

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  5. Il manque un page, pour cette raison la lumière des constellations ne l'éclaire.

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    1. Aha! Oui, la première page, si je me souviens bien... Mais le sieur qui avait traduit l'Enfant-Bouc s'était bien passé de traduire les Post-post-post-post-scriptum (post-scripta?) On fermerait volontiers les yeux sur cette page si on avait la chance de lire le reste. Ou faut-il mettre les oulipiens sur le coup?

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