Paru en 1999 aux éditions Flohic, Fou civil, d'Eugène Satvitzkaya, vient de reparaître aux éditions Argol, raison de plus pour s'y tremper à nouveau les yeux. C'est un livre-nid, bâti à la patience des jours, où peuvent s'égosiller le narrateur – fou de son état civil – et son double, un merle bègue. Mais attention, le nid est nomade et sujet aux métamorphoses, sa branche est le monde, sa parole dispersée mais attentive:
"Ceci est bien sûr un roman épique constitué par un ensemble de considérations diverses énoncées, déformées et dévoyées, non datées […]."
Forme libre, donc, mais musicale, comme si la partition des jours permettait à l'écrivain volatile de s'inventer une nouvelle espèce d'éphéméride. Ecriture non seulement du corps et de la matière, mais des positions et nuances de la matière, où la phrase pétrit quand elle dit qu'elle pétrit, où elle guette le lecteur afin de choir à son aplomb au moment opportun, telle cette tique qui offre son long baiser à la nudité passante:
"Ici, à cet instant, le combat qui ressemble, comme bien des combats, à une étreinte amoureuse, ce fameux combat du siècle a déjà commencé sans que je sache l'un des adversaires."
Chaque page est le théâtre d'un événement, celui de la phrase autant que de l'anecdote fantasmagorique qu'elle décrit. Journal de bord, ou plutôt de débord. Où les instantanés naturels s'offrent en contrepoids quelques piques adressées à l'ordre sociale, puisque bien que merle, notre bègue reste sollicité, pour des rencontres, des lectures, voire des répétitions. Comme souvent chez Savitzkaya, les assemblages sont précaires, instables, mais c'est l'éphémère des sensations qui est ici soumis à compagnonnage. Finalement, le sujet fuyant que traque le narrateur est à l'image exacte de cette pomme de terre digne de Ponge, dont il convient de travailler la masse – et c'est ainsi qu'à chaque tour et détour surgit un art poétique:
"On travaille la masse de la pomme de terre comme on travaille la masse du temps, tout en bloc, sans rien négliger. C'est, à chaque fois, le tout que l'on considère. On travaille la masse du temps de la même manière que n'importe quelle masse un peu sérieuse, comme la pomme de terre, le chou rouge, l'argile, la pierre ou la betterave, et jamais il ne s'agit de réduire la masse de la matière sur laquelle on a décidé de peser, mais il s'agit d'en déporter la forme comme le vent qui tord les arbres ou la goutte d'eau qui creuse un trou d'entonnoir dans une couche de béton, ou certain gros orteil qui déforme le cuir de certaine babouche, ou encore le poing qui, à la longue, brise la poche du paletot."
Que nous apprend un livre? Celui de Savitzkaya, parce qu'il s'écrit encore généreusement à l'heure de la lecture, et use de la liberté comme d'une lame experte, fonctionne comme une poche de paletot, "où le vide n'existe pas", parce qu'il y a "d'autres réalités tangibles que celles contre lesquelles le regard rebondit", or c'est ce que fait sans cesse, l'air de rien et avide de tout, la phrase-Savitzkaya: elle rebondit, sur elle-même ou sur la peau de son objet, nous rappelant qu'avant d'être lecteur nous sommes, nous aussi, à notre insu, d'indécidables bègues.
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Eugène Savitzkaya, Fou civil, éd. Argol, 128 pages, 18 €
Encore un peu de chou pour ceux qui voudraient goûter : http://hublots.over-blog.com/article-27785296.html
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