On peut lire (ou relire) Caisse
à outils, de Jean-Michel Espitallier pour plus d’une raison. On peut le
lire pour se faire une idée – une idée sensible, dynamique – de « la
poésie française aujourd’hui », et force est de reconnaître qu’Espitallier
ne néglige aucun des acteurs de cette région qui n’est pas un genre ni même
peut-être une catégorie du champ littéraire. On peut le lire également pour
établir des listes stimulantes et combler ses lacunes en matière de
lectures : il n’est jamais trop tard pour découvrir Philippe Beck, Antoine
Boute, Stacy Doris, etc. On peut enfin le lire pour se positionner par rapport
à des questions taxinomiques, pour affiner certaines délimitations sémantiques,
s’interroger sur la pertinence des critères de valeur, etc. Mais n’oublions pas
que ce « panorama » est avant tout une « caisse à outils »,
et ici la référence deleuzienne prend tout son sens. Car à quoi bon lire un
ouvrage qui se penche sur la pertinence du poétique au sein de l’acte
d’écriture si ce n’est pour interroger sa propre démarche, qu’elle soit une
démarche de lecteur ou une démarche d’écrivain. Aussi conseillera-t-on vivement
ce livre à tous ceux qui vivent la dichotomie prose/poésie comme une
bipartition définitive, et doutent de l’intérêt de faire communiquer les vases.
A force de répéter que la poésie était auto-réflexive, arquée sur la
tension de la langue ou abîmée dans l’immanence de l’image, on a fini par
laisser croire aux opérateurs d’une certaine prose que Monsieur Jourdain
n’avait pas besoin d’entendre de petite musique quand il écrivait. Mais la
prose n’est pas discours, et si elle n’est pas travaillée par la tentation
poétique – c’est-à-dire, si les engrenages narratifs qu’elle met en place
s’imaginent pouvoir fonctionner sans les torsions et déplacements linguistiques
que s’autorise la poésie – alors elle n’est plus que parlote et possible
dentelle.
Comme le rappelle Espitallier :
"[…] la prose […] est ce lieu privilégié de l’hybridation qui a ouvert l’espace de l’écriture à cette mixité. Comme un au-delà du binôme vers/prose. »
Et d’ajouter :
« Ainsi la prose, comme forme intermédiaire, hybride, court-circuitante, pronlématise encore davantage la question du genre et de tout étalonnage formel de la poésie : ne serait-ce que pour cela, il faut beaucoup l’aimer. »
En fait, on pourrait aller jusqu’à conseiller/inviter les romanciers à
lire ne serait-ce que la table des matières du livre d’Espitallier – et à se
demander si, dans leur pratique, qui est pratique de la langue avant d’être
pure manipulation narrative, ils pensent parfois à se frotter aux lignes de
fuite suivante : rythme, boucle, répétitif, fragments, lambeaux, listes,
énumérations, inventaires, montages, agencements, dispositifs, greffes, objets
trouvés, cut-up, ready-made, détournement, réécriture, palimpseste…
Les « poètes » ont d’eux-mêmes quasi renoncé à l’art de
composer un recueil pour faire qu’advienne le poétique dans la forme même du
livre, conscient que l’aventure de la forme exigeait autre chose qu’une science
du bouquet. En revanche, nombre de romanciers semblent se reposer sur les
artefacts diégétiques et dialogiques pour pondre de vagues scénarios rédigés,
persuadé qu’en ayant choisi un genre (le roman) ils n’ont plus à passer leur
écriture au feu tendu du doute poétique. Relisons ce que Christian Prigent dit
de la modernité (cité par Espitallier), en essayant d’y voir plus extensivement
une définition de tout projet littéraire :
« J’appelle ici modernité ce qui érode l’assurance des savoirs d’époque, défait le confort formel et propose moins du sens qu’une inquiétude sur les conditions même de production d’un sens communément partageable. J’appelle modernes ceux qui vivent toute langue comme étrangère et doivent donc trouver une autre langue – une langue dont la nouveauté perturbe le goût dominant et déplace les enjeux de l’effort stylistique. »
Si la littérature est bel et bien une « cure d’idiotie »
(Valère Novarina) et le langage poétique une « machine bègue »
(Espitallier), alors raison (ou passion ?) de plus pour se méfier de ces
écritures grises qui pensent aller de soi et ne célèbrent que le moi – car ne
nous y trompons pas : le mépris du rythme
(du rythme au sens mallarméen) est un choix politique, qui sous le fallacieux
prétexte de limpidité, fait du lecteur un non-résistant. Une fois de plus,
Espitallier, dans ce passage essentiel sur le lecteur, la lecture :
« L’idéal serait de désapprendre, de ‘rétablir l’ancienne ignorance’ (Georg Christoph Lichtenberg), ‘se désaccoutumer’ (Louis Zukofsky), se laisser aller à lire ce qui est écrit et non ce qui ‘devrait [l’]être’ (Emmanuel Hocquard), de trouver, pour soi, en soi, et avec ses propres grilles de lecture, des effets de sens, de rythmes, de transparence, de jouir sans entraves des décadrages, flous, anamorphoses, scintillements et de ces décalages qui surviennent entre ce que l’on voit et ce qui se dit. »
Un art poétique ? Prosateurs, à vos armes (etc.).
_________
Jean-Michel Espitallier, Caisse
à outils – un panorama de la poésie française aujourd’hui, édition revue,
corrigée et augmentée par l’auteur, Pocket, coll. Agora, 8,80€
Et oui, comme disait Lacan : "tout le monde n'a pas la chance de parler chinois dans sa propre langue."
RépondreSupprimerA la lecture de cet article, me revient cette citation de Mallarmé que Claude Simon utilisait souvent et qui me semble on ne peut plus vraie : "Le vers est partout dans la langue. Partout où il y a rythme. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers, plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification".
RépondreSupprimerEt Claude Simon d'ajouter, lorsqu'on lui demande si les métaphores, dans ces livres, ne disent rien d'autre qu'une "non maîtrise" de l'écriture : "Plutôt de non maîtrise du "réel", du savoir, de la perception, de la mémoire elle-même".
Ce livre, je me précipiterai pour me le procurer (et le lire - ce que ne font pas toujours ceux qui s'en procurent...), d'abord en raison de celui qui en est l'auteur (Espitallier, tant adulé par certains, tant dégommé, voire détesté, par d'autres - et ce depuis mon jeune temps, lequel n'était pas spécialement hier - que je ne me suis jamais étonné de constater qu'il n'y rien, absolument rien de son abondante production qui m'ait laissé indifférent), ensuite parce qu'il y est question de "poésie" (guillemets n'indiquant en rien une quelconque défiance vis-à-vis du mot ou du genre, mais tout au contraire, une manière d'en souligner le caractère premier, inaugural, dans la mesure où, comme on le rappelait à juste titre là-dessus, "il n'y a pas de prose", il n'y en a jamais eu, il suffit de quelques bribes, cueillies au plus grand des hasards, de Flaubert, Proust, Broch, Burnside, Guyotat, Noteboom, Cortazar, Simon, Fresán, Verhoeven, Härtling, Guimarães Rosa, Michon Jirgl, Bolaño, Sinclair, Tabucchi, Hoban, et j'en passe, en non des moindres, pour s'en convaincre...)
RépondreSupprimerSi toute écriture digne de ce nom commence, comme le précisait déjà Jacques Darras, "par une attention sans défaut aux modulations et intensités de la langue", au nom de quoi ne pas entendre, comme en écho à Zukofsky (" -le mythe est mort. Ossements, il / Fut assemblé, singe aile dans le vent"), l'appel, non pas au récit, mais à l'aventure de soi telle qu'elle se peut bâtir dans et par le langage, tel que nous l'adresse Laura Riding ("My flesh is at distance from me, / Yet approach and touch it: / It is as near as anyone can come.")
Et Simon ne s'offusquerait sûrement pas en lisant (mais l'a-t-il peut-être fait) que" la méaphore ne tourmente nullement ce qui sans elle tiendrait : elle EST CETTE LIGNE"...
Par contre Simon n'aimerait sûrement pas lire une citation vergogneusement tronquée; voici la vraie: "La méTaphore ne tourmente nullement ce qui sans elle tiendrait : elle EST CETTE LIGNE." (ce n'est pas tout à fait la même chose...)
RépondreSupprimerPour "ma citation" vergogneusement tronquée de Claude Simon, voir (ou plutôt lire) : "Claude Simon, l'inlassable réancrage du vécu" dialogue avec Mireille Calle-Gruber, ed. la différence, page 44.
SupprimerPrécisément :
- M.C.-G : ...La métaphore du vent, de l'herbe, ne dit-elle pas, en effet, dans vos livres, une situation de non maîtrise de l'écriture ?
- C.S. : "Plutôt de non maîtrise du réel, du savoir, de la perception, de la mémoire elle-même."
... Soit exactement ce que j'avais retranscris... J'admire trop Claude Simon pour lui faire dire n'importe quoi... Sans rancune.