Que faire d'un esprit du XVIème siècle, par ailleurs philosophe, astrologue, inventeur et médecin italien? Qu'en faire sans tomber dans d'ineptes fresques historiques, égarer le lecteur en doctes analyses, piétiner dans le purin psychologique ? A ces questions, Régine Detambel apporte sa réponse rebelle et rocailleuse, déjouant tous les pièges du roman-oraison, faisant de son sujet – l'atypique Girolamo Cardano – ni un esprit sublime ni un roublard invétéré (même s'il fût un peu des deux, apparemment) mais un homme habité par un démon.
Un démon? Oui, et c'est d'ailleurs Cardano qui le dit lui-même, se prétendant habité par un génie familier, qui lui ouvre l'esprit, lui parle par les rêves, le sauve in extremis, bref, veille sur lui comme jamais le siècle – feu, sang, superstition – n'aura su ni souhaité le faire. Qu'à cela ne tienne, donc, ce démon-seringue sera le narrateur de ce livre galvanisé, et en optant pour ce point de vue trouble et machiavélique, Régine Detambel permet à son roman – La Splendeur – de traiter, comme un minerai possiblement noble mais pétri d'impuretés, la vie peu commune et parsemée de drames de cet homme avide de connaissances jusqu'à l'excès, gouverné par sa soif d'apprendre et d'exposer, rongé par la manie d'écrire, ballotté par des rêves prémonitoires, humaniste de la première trempe qui traverse, en fulgurance aheurtée, plus de soixante-dix années d'obscurités.
Le démon de Detambel est tour à tour aiguilleur d'âmes, bonimenteur, contempteur des fois et grand trafiquant du sort. Un démiurge aux petits et grands soins pour son pathétique génie d'homme – et quelques autres, aussi. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a du pain sur la planche:
"Ils sont innombrables, mes hommes. Sur la terre comme au ciel, ça commence à chiffrer. A force les wagons du ciel en sont pleins, escaladant, dégringolant les échelles de la Création, dans de grands jets de vapeur. La seule différence avec un élevage de poulets, c'est qu'une âme prend encore moins de place."
Traversant les âges, en inlassable météore, il n'a ni illusions ni remords, son seul souci est de conduire tel ou tel homme jusqu'à son dernier souffle, en lui évitant non les malheurs mais une mort prématurée, comme si les hommes étaient d'indécrottables nouveau-nés qu'il faut mener à terme, au terme de leur trajectoire, et veiller sans cesse à ce qu'ils ne s'étranglent pas avec le cordon de l'imprudence. Alors, pour décrire les errements et lueurs du sieur Cardano, Detambel offre à ce démon une langue musculeuse et scintillante, une langue attentive au goût et à la couleur des humeurs, dépouillée de toutes afféteries, à la fois décomplexée et tenue, aussi souple qu'elle est incisive : car son démon, non content de repêcher régulièrement Cardano, ne nous épargne rien de ce siècle où "tuer, guérir, découvrir, observer, classifier sont les grandes marottes", ce siècle seizième où
"On est puceux, chassieux, transi, mais tout de même on peint, on sculpte, on pense, on traduit, le monde circule, prolifère et transpire, on décharge chaque matin dans les rues de Pavie assez de matériau pour rebâtir une ville entière, le soleil ne se fatigue jamais, la peste non plus, les chars funèbres non plus, les hommes non plus, le lendemain ils sont de nouveau à leur poste, ils flambent sur le bûcher, ils prient, ils déchargent de grandes plaques de plomb, ils tissent le chanvre, des cordes et des câbles s'enroulent et se déroulent, ça sent la sueur, sur les échafaudages travaillent une multitude de scieurs et de charpentiers […]."
Furioso mais méthodique, épris de frénésie mais ne lâchant jamais sa proie, La Splendeur – qui nous délecte du cambouis humain grâce au bagout incantatoire de ce démon qui n'oublie jamais qu'il s'adresse aux frères humains qui avec lui vivront – peint, avec les couleurs de la répulsion et du magnétisme, le portrait craché – comme on dit "soleil craché" – d'un siècle dévoré à mesures égales par la superstition et les équations, un siècle dont l'indécidable Girolamo Cardano est ici le toton à la fois magnifié et chahuté.
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Régine Detembel, La Splendeur, éd. Actes Sud, 2014
Ca, c'est du beau! Avé Detembel! Enfin LE "Pavie" dans la mare! Et comme "peep-showté" de cette manière par le maître de céans,j'irai sans faute voir à voir si cette nouvelle tournure de cette vie extravoyante ne trahit pas trop la propre version de l'homme lui-même. J'en étais encore à son "Il libro della mia vita" , son "Moi par Moi-même" quoi.
RépondreSupprimerCar démesure doit être le nombre de vies contenues dans cette seule-là d'un enfant qui aura servi de tambour à des parents frappeurs permanents. Certainement voulut-il verser dans la magie dès l'enfance pour se venger de ces deux-là. Et en magie et chiffres, l'homme se révèle bon; c'est bien le moins que le sort pouvait lui offrir comme compensation pour tempérer la puissance de la camarde dont il lui assigne la compagnie. Voyez ça: épouse décédée, il se retrouve aussi "veuf" de son premier fils empoisonneur; puis dépouillé par le second, qui , ne s'arrêtant pas là,dénoncera le père à l'Inquisition pour hérésie. Les "magnificences sacrificielles" de la Grande Machine lui seront tout de même épargnées même s'il doit abjurer. Il faut dire quand même que le Monsieur était un genre de punk avant l'heure, cherchant des noises toujours plus grosses que lui, du genre: établir l'horoscope du Christ!!! Oui! Oui!
Si c'était pas chercher la vraie castagne ça! Sympathique! Espèce à raviver! Re-Avé Detembel!
Comme cet asticot gigoteur n'a jamais assez d'ennemis, il livre avec ARS MAGNA des équations cubiques, quartiques, des solutions des polynômes de degrés 3 et 4 etc...que le grand Tartaglia connaissait déjà avant lui, mais voulait garder secrètes. Et un ennemi de plus! Un! Un vrai free-fighter de compétition!
Les papes Pie V et Grégoire XIII lui sauveront tout de même la mise pour certainement contrer les farces du Ciel.
Il a tellement touillé sur et sous les univers, qu'il fait toujours partie de nos vies en nous conduisant en voiture partout sous forme de Cardan! Et c'était pas du vrai sorcier hérétique ça!!! Il y a des bûchers qui se perdent! Dame Boutin reprendra la marche à pied! Lol!
Il est beau d'avoir ressuscité cette Bête-là! Merci! x3+px+q=0