lundi 6 janvier 2014

Un désordre azerty en vaut deux: Chevillard au clavier


« Nous attendons d’un livre qu’il nous parle de neige, de marquise, d’île, de zoo, de style, de photographie, de Beckett, d’humour, de Dieu, de virgule, de littérature et évidemment de kangourou » : voilà ce qu’on peut lire en quatrième de couverture du trente-cinquième ouvrage d’Eric Chevillard, et force est de reconnaître que ces attentes sont amplement comblées. En 26 chapitres, classés selon l’ordre suprême et dactylographique, Chevillard « traite » divers sujets dans un esprit tantôt satiriste tantôt divaguant, tordant le cou au genre du discours. Car si Le désordre azerty en vaut deux, ce n’est ni un roman ni un recueil de vignettes, mais plutôt un désinvolte engin de guerre, une rusée machine infernale, où certes l’on retrouve l’esprit d’escalier en colimaçon de Chevillard, sa virtuosité dotée de crocs et sa fausse naïveté en vrai gutta-percha, mais où également cavalent certains chevaux de bataille que l’auteur aime à étriller autant que flatter. Bref, un manuel de survie littéraire déguisé en abécédaire d'écrivain.
Qu’il décrive les travers des us éditoriaux, telles que l’invasion romanesque de la rentrée littéraire (un « océan sur un buvard »), la course aux prix littéraires (« la justification de toute une vie de privations et de sacrifices »), ou encore  la photo d’écrivain (« sa vanité a triomphé : nul ne peut ignorer comme il est vain, en effet »), Chevillard réussit ce prodige de moquer, plaider, exagérer et démasquer dans le même mouvement. Et quand on pourrait croire qu’il cabotine, le voilà qui expose, nerfs à jour, son art d’écrire :
« Je crois dur comme fer que la théorie d’une œuvre est l’œuvre elle-même et que celle-ci, d’ailleurs, n’est peut-être rien d’autre. » 
Le désordre azerty obéit éminemment à cette croyance, et Chevillard est de ces très rares écrivains qui font ce qu’ils écrivent et écrivent ce qu’ils font, avec une liberté de ton, ou plutôt, tant son écriture naît du clavier, une liberté de tonalité qui nous renvoie bien souvent à notre rouille studieuse. Mais c’est sans doute dans le chapitre intitulé « Style » qu’on lira la quintessence du credo chevillardien. En à peine cinq pages, l’auteur dit l’essentiel : comment le style se forge par un écart prémédité quoiqu’instinctif par rapport à la langue commune, afin de donner à son œuvre une origine autre ; comment il devient naturel à l’écrivain tout en étant singulier ; comment il transforme un simple personnage en figure de style ; et aussi : le style comme malédiction, ornière, pesant sillon. Et surtout : le style perçu par le lecteur comme une « langue que l’on comprend mais que l’on ne parle pas, que l’on sait lire pas écrire. Et enfin : le style comme corps de l’écrivain. D’où l’agacement de Chevillard qui sent bien que, de plus en plus, le style est « tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité », tandis qu’on loue sans discernement cette « littérature pavillonnaire » que l’auteur-chroniqueur au Monde avait déjà stigmatisée, et qu’il redéfinit ici de façon définitive : « littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et des perroquets ».
A ceux qui croient encore qu’Eric Chevillard s’adonne à des exercices de style, on se contentera de citer cette phrase extraite du chapitre « Littérature » :
« [L’écrivain] écrit aussi parce qu’il y a des choses à taire. »
Pour le reste, qu’ils lisent Le désordre azerty dans le désordre de sa rage orchestrée et consentent à devenir, une fois n’est pas coutume, des lecteurs nouveaux, autrement dit des kangourous.
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Eric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit ; à signaler également la parution aux éditions de l'Arbre Vengeur d'un nouveau volume de l'Autofictif: L'autofictif en vie sous les décombres.

4 commentaires:

  1. Maxime LILENFELD6 janvier 2014 à 23:27

    Et gna gna gna gna gna.... Vous accepterez désormais de laisser et voir pousser les graines que vous semez dans les esprits? Hein? Ou alors vous allez encore tasser la terre sur la glotte de ceux qui voudront pousser de guingois sans bien lever le doigt avant!? Je demande avant! Et si vous me remettez au coin, je m'en fiche, je chanterais des cochoncetés à mi-voix! :)
    BONNE NANNEE quand même! J'avais déjà commencé à Cheviller à mon corps consentant et toujours cette belle manière chez cette personne de jouer à colin-braillard avec cette "mélancolieuse"finesse. Je venais voir ce que vous en compte-gouttiez. Ca me va!

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  2. Voir

    http://www.lesmotsenfolie.net/t6393-azerty-2014#39442

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  3. « Bref, un manuel de survie littéraire déguisé en abécédaire d'écrivain. » Oui Claro, et un manuel de survie pour ses lecteurs ! Merci pour ce magnifique article qui nous fait entrer au cœur du mystère chevillardien avec des sauts de kangourous.

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