« Nous attendons d’un livre
qu’il nous parle de neige, de marquise, d’île, de zoo, de style, de
photographie, de Beckett, d’humour, de Dieu, de virgule, de littérature et
évidemment de kangourou » : voilà ce qu’on peut lire en quatrième de
couverture du trente-cinquième ouvrage d’Eric Chevillard, et force est de
reconnaître que ces attentes sont amplement comblées. En 26 chapitres, classés
selon l’ordre suprême et dactylographique, Chevillard « traite »
divers sujets dans un esprit tantôt satiriste tantôt divaguant, tordant le cou
au genre du discours. Car si Le désordre
azerty en vaut deux, ce n’est ni un roman ni un recueil de vignettes, mais
plutôt un désinvolte engin de guerre, une rusée machine infernale, où
certes l’on retrouve l’esprit d’escalier en colimaçon de Chevillard, sa
virtuosité dotée de crocs et sa fausse naïveté en vrai gutta-percha, mais où
également cavalent certains chevaux de bataille que l’auteur aime à
étriller autant que flatter. Bref, un manuel de survie littéraire déguisé en abécédaire d'écrivain.
Qu’il décrive les travers des us
éditoriaux, telles que l’invasion romanesque de la rentrée littéraire (un « océan sur un
buvard »), la course aux prix littéraires (« la justification de
toute une vie de privations et de sacrifices »), ou encore la photo d’écrivain (« sa vanité a
triomphé : nul ne peut ignorer comme il est vain, en effet »), Chevillard
réussit ce prodige de moquer, plaider, exagérer et démasquer dans le même
mouvement. Et quand on pourrait croire qu’il cabotine, le voilà qui expose, nerfs à jour, son art
d’écrire :
« Je crois dur comme fer que la théorie d’une œuvre est l’œuvre elle-même et que celle-ci, d’ailleurs, n’est peut-être rien d’autre. »
Le désordre azerty obéit éminemment à cette croyance, et Chevillard
est de ces très rares écrivains qui font ce qu’ils écrivent et écrivent ce qu’ils font,
avec une liberté de ton, ou plutôt, tant son écriture naît du clavier, une
liberté de tonalité qui nous renvoie bien souvent à notre rouille studieuse.
Mais c’est sans doute dans le chapitre intitulé « Style » qu’on lira
la quintessence du credo chevillardien. En à peine cinq pages, l’auteur dit
l’essentiel : comment le style se forge par un écart prémédité
quoiqu’instinctif par rapport à la langue commune, afin de donner à son œuvre
une origine autre ; comment il devient naturel à l’écrivain tout en étant
singulier ; comment il transforme un simple personnage en figure de
style ; et aussi : le style comme malédiction, ornière, pesant
sillon. Et surtout : le style perçu par le lecteur comme une « langue
que l’on comprend mais que l’on ne parle pas, que l’on sait lire pas écrire. Et
enfin : le style comme corps de l’écrivain. D’où l’agacement de Chevillard
qui sent bien que, de plus en plus, le style est « tenu pour une
afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de
futilité », tandis qu’on loue sans discernement cette « littérature
pavillonnaire » que l’auteur-chroniqueur au Monde avait déjà stigmatisée, et qu’il redéfinit ici de façon
définitive : « littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et
des perroquets ».
A ceux qui croient encore qu’Eric
Chevillard s’adonne à des exercices de style, on se contentera de
citer cette phrase extraite du chapitre « Littérature » :
« [L’écrivain] écrit aussi parce qu’il y a des choses à taire. »
Pour le reste, qu’ils lisent Le désordre azerty dans le désordre de sa rage orchestrée et
consentent à devenir, une fois n’est pas coutume, des lecteurs nouveaux, autrement dit des
kangourous.
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Eric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit ; à signaler également la parution aux éditions de l'Arbre Vengeur d'un nouveau volume de l'Autofictif: L'autofictif en vie sous les décombres.
On se précipite....
RépondreSupprimerEt gna gna gna gna gna.... Vous accepterez désormais de laisser et voir pousser les graines que vous semez dans les esprits? Hein? Ou alors vous allez encore tasser la terre sur la glotte de ceux qui voudront pousser de guingois sans bien lever le doigt avant!? Je demande avant! Et si vous me remettez au coin, je m'en fiche, je chanterais des cochoncetés à mi-voix! :)
RépondreSupprimerBONNE NANNEE quand même! J'avais déjà commencé à Cheviller à mon corps consentant et toujours cette belle manière chez cette personne de jouer à colin-braillard avec cette "mélancolieuse"finesse. Je venais voir ce que vous en compte-gouttiez. Ca me va!
Voir
RépondreSupprimerhttp://www.lesmotsenfolie.net/t6393-azerty-2014#39442
« Bref, un manuel de survie littéraire déguisé en abécédaire d'écrivain. » Oui Claro, et un manuel de survie pour ses lecteurs ! Merci pour ce magnifique article qui nous fait entrer au cœur du mystère chevillardien avec des sauts de kangourous.
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