lundi 13 janvier 2014

Traduire: réparer l'évidence


 Le travail du traducteur s’effectue essentiellement en deux temps, deux temporalités pourrait-on dire. Deux espaces, même, tant sa position dans celui de la page diffère quand il passe de la première étape – ce "premier jet" qui s'arrache à sa source – à la deuxième – laquelle est autrement plus chirurgicale.
Dans un premier temps, donc, il attaque le texte, l’essore, l’enfourne tout entier dans le chas de sa perception dédoublée, l’oblige à capituler et renaître aussitôt. Selon les textes, cette transformation est plus ou moins accomplie, et s’accompagne de scories, des mots restent même parfois dans la langue d’origine, d’autres sont volontairement erronés et tiennent lieux de balise, on avance, courbé, mais on avance, avec pour seule obsession le désir et la nécessité de maintenir la vitesse (ou lenteur) de la phrase, le souci d’en préserver les chaloupements, aheurtements, de n’en pas briser le glissando, bref, d’en sauver le souffle. C’est une opération qui bouscule bien souvent le sens (on sait qu’on reviendra sur tel pavé disjoint afin d'y trébucher différemment), qui n’hésite pas à bafouer l’entendement (certes, mais on reprendra, on corrigera), l’important est de progresser, de ne pas entraver le progrès que fait le texte dans cette langue nouvelle qu’il découvre et impose à proportions égales.
Puis vient le temps de la « reprise ». Le traducteur se retrouve alors face à ce qu’on pourrait appeler une série d’arrangements, au sens quasi musical. Ce sur quoi il travaille désormais, ce n’est plus tant le texte de l’auteur – celui-ci est en retrait sur la page originale, et semble bouder, ou indifférent, ailleurs – que son propre texte, jailli de son inconscience (sa témérité?) tel un fluide médiumnique. Ce que le traducteur expérimente alors, c’est une lecture-écriture : tout ce qu’il lit doit être dans le même temps réécrit. Il ne lit que pour réécrire. Son œil – son oreille – travaille à la façon d’une main : palpant, déplaçant, retirant. Cherche-t-il à retourner vers l’orignal ? C’est plus subtil, plus dangereux que ça. La phrase qu’il a traduite n’est pas la phrase qu’il a sous les yeux, car ce qu’il a sous les yeux est une autre phrase, une phrase autre : non seulement il ne l’a pas écrite ex nihilo, mais en outre elle est ratée, pleine de ratés, elle est bancale, bancroche, il la sait provisoire, agacée, et doit trouver en elle, portée qu’il est par le souvenir de son double défunt, la vitalité qui la rend derechef possible.
Ce deuxième temps est souvent le plus palpitant, gros de dangers et riche en errances. S’il tend vers un état stable, définitif, il n’en est pas moins houleux, mais ce n’est qu’au prix de ce vertige sans cesse réinventé que le traducteur pourra parvenir non à vaincre l’ivresse de la métamorphose mais à la justifier pleinement par son travail qu’il sait – qu’il devine – inscrit dans le texte d’origine. Le clavier est devant lui – à lui de devenir clavier, de sentir sous les touches la corde qui le relie à cette musique dont il pense avoir perçu les résonances, qui sont comme des pulsions d'envol. Qui traduit entre nécessairement en poétique. Si l’on se retrouve à peser, en patient épicier, la poudre du sens et les copeaux de sons, on risque de n’emballer que du vent. Il faut apprendre à « s’éveiller clairon » si l’on veut "[résumer] tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant » (Rimbaud) – à condition d’entendre ici par « résumer » non pas condenser, mais, au sens latin, « ressaisir ».
Le traducteur avance donc à reculons, en mâchant ses échecs tel Démosthène ses cailloux. Du peu de château qu’il a bâti, il défigure aussitôt les ruines qu’il sent vibrer sous la structure, et dans ces ruines il cherche l’essor, le recommencement, échafaudant à nouveau et déjà détruisant, remodelant, reconfigurant, tout entier concentré sur l’obstinée systole et l'impatiente diastole du texte qui font de son écoute (laquelle est écriture) un cœur à l’intérieur d’un cœur.


4 commentaires:

  1. Ce fut peut-être dit, par bribes, ici ou là, qui sait? mais jamais comme ça, et sûrement pas mieux...
    Magnifique!

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  2. "Coeur à l'intérieur d'un coeur"... L'époustouflante Maylis de Kerangal est passée par là ? Quel bouquin!
    Guermantes

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  3. Maxime LILENFELD14 janvier 2014 à 13:24

    Traduire.
    Tradire : trahir.
    Raduire : réduire.
    Traducere: transporter.
    Translatare: transporter d'un bord à un autre
    Tra-dire : dire entre.

    Tutta la poesia in viaggio ,contenuta dentro una sola parola.

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  4. La grande frustration du traducteur a été remarquablement cernée par Bernard Lortholary :
    « En traduction, très souvent, il n'y a pas de solution idéale, on doit se contenter de la moins mauvaise.»

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