vendredi 29 mars 2013

Piano Gass

Le plus dur, croyez-moi, ce n'est pas de traduire Middle C., le nouveau roman de William H. Gass, paru il y a quelques jours aux Etats-Unis. Non. Loin de là. Le plus dur, ça sera quand on aura fini de le traduire et qu'on cherchera en vain les mille pages de plus qu'on aimerait avoir encore à en traduire. Gass, c'est le Bach de la prose: quand vous le traduisez, vous suivez la partition, vous vérifiez que vous êtes parti sur le bon accord, vous essayez de tenir la note, puis vous guettez, comme tressées dans une respiration ultra mobile, les diverses variations que sa langue permet, force, en français, après ça vous n'avez plus qu'à cherchez les vents, en restant à la fois d'une vigilance extrême et en vous laissant griser. Derrière son anglais musical et stratifié, ondoyant, tantôt jazzé (il tire tous les partis des monosyllabes qui sont monnaie courante chez lui comme s'il s'agissait de notes pures), tantôt articulé et en canon, dans son anglais d'une élégance si retorse qu'elle n'hésite pas à convoquer la fange s'il lui faut chercher à paraître rugueuse, se dissimule, si l'on y prête attention, la partition française, qui bien qu'étant obligée de respecter la pluralité des mondes possibles contenues dans l'originale, ne peut, oreille aidante, oreille chantante, que jouir de (re)commencer.
Il faut avoir entendu Gass lire ses textes au moins une fois pour comprendre qu'il écrit comme d'autres composent ou improvisent, non pas guidé par un propos mais conduisant lui-même, en maestro cabotin, l'armée furibonde des univers réduits (ou plutôt condensés) à leur plus sonore expression. En grand admirateur de Flaubert, Gass ne luxe l'épaule de la phrase que lorsqu'il veut la contraindre à se dégager d'un certain carcan; il n'en écorche la peau que lorsqu'il souhaite la voir un peu plus à vif. Très souvent, il lance sa calèche à trot compté avant même que vous vous soyez rendus compte que vos infidèles coursiers étaient des dauphins mythologiques – la terre, entretemps, s'est changée en onde(s).
Traduire Gass est plus qu'un plaisir, c'est une découverte, une découverte non de son génie (il va de soi, et depuis longtemps), mais du français, qu'il oblige à trousser et palper, raboter et faire claquer. Pas de plus beau cadeau pour un traducteur qu'une telle prose, qui se meut avec l'assurance musculeuse d'un classique n'ayant plus rien à prouver et qui, après avoir écrit les plus beaux requiem, cherche encore à renouveler l'art de la sonate (ou de la fugue) en lui conférant le souffle d'une symphonie. Middle C. n'est pas un livre qui parle de musique, Middle C. est un clavier réinventé, sur lequel Gass, après avoir fait craquer les jointures de ses doigts et les coutures de la phrase, se lance dans une interprétation du logos elle-même. Comme on attendait son nouveau livre depuis dix-sept ans, depuis Le Tunnel, on se dit, finalement, et avec joie, qu'on n'est pas sérieux quand on attend dix-sept ans.
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William H. Gass, Middle C., traduction française à paraître dans la collection Lot49 (le cherche midi éditeur) en janvier 2015

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