Vous avez des enfants? Des ados? Bien. Vous savez donc au moins deux choses: qu'un frigo plein ne le reste pas longtemps, et qu'il existe une épreuve appelée baccalauréat. Pour le frigo, on n'y peut rien, l'appétit de l'ado est proportionnellement inverse à sa soif de lecture. Pour le bac, en revanche, on possède une solution: Annabac. Non, il ne s'agit pas du titre d'un recueil de Saint-John-Perse, mais de ces fameux livres comportant sujets & corrigés. Ça coûte moins de sept euros et bien que votre ado ne le consulte quasiment jamais, vous l'avez acheté en vous disant qu'au moins ainsi il aurait toutes ses chances. Or donc, comme lui ne le consulte pas, vous le faites à sa place. Et puis ça vous permet de lire ou relire, ici et là, quelques pages immortelles de littérature. Prenez l'annabac français série L, ES, S. Humez-le. Ah, vous seriez presque prêt à remettre ça, à disserter, commenter, analyser, bachoter! Ouvrez-le au hasard. Lancez-vous.
Un texte de Maupassant? Pourquoi pas? C'est un extrait de Pierre et Jean. Super. Vous ne l'avez jamais lu. Ou vous l'avez lu mais pas au point de vous en rappeler une ligne. Bref, vous le découvrez. Puis vous lisez ce qu'en disent un des deux professeurs agrégés de lettres classiques au Lycée international de Saint-Germain-en-Laye. Comme ces derniers, vous trouvez que "c'est pour Maupassant l'occasion de livrer sa vision pessimiste de l'amour", comme eux, vous constatez que Maupassant "jette un regard désabusé et lucide sur le jeu des uns et des autres". Comme eux, même si vous n'auriez pas osé le formuler aussi franchement, vous trouvez que la scène en question est "un peu ridicule" et qu'on assiste là à un "marivaudage un peu mièvre". Comme ces deux professeurs, vous êtes un peu contraint d'admettre que "Maupassant, amateur de femmes, n'a manifestement guère de sympathie pour son personnage". Comme eux, vous vous demandez "si Maupassant n'est pas un peu trop sévère envers son personnage"? Vous vous demandez surtout, à ce stade-là, si le professeur qui a écrit ce corrigé aime vraiment Maupassant. Vous vous précipitez donc sur la conclusion du corrigé, pour connaître le fin mot de l'histoire. On ne peut pas quand même réduire Maupassant à un "amateur de femmes". Il doit pouvoir être sauvé.
Et là, c'est le drame. Vous qui aviez encore un peu de sympathie pour le pauvre Guy, à qui vous n'en vouliez pas de n'être ni Flaubert ni Zola, vous découvrez que c'est pire que tout:
"Il semble que cet amoureux de la mer et des sports nautiques ait délibérément choisi de ne pas donner toute sa place au décor naturel de la mer et de la plage car il n'aurait pas correspondu à cette comédie galante, finalement assez médiocre".
Maupassant, vous le comprenez aujourd'hui, avec un peu de retard et une immense déception, n'était finalement qu'un amateur de femmes et un amoureux de la mer (et des sports nautiques). Il aurait pu, pourtant, être un amoureux des femmes et un amateur des sports nautiques, ça ne tenait qu'à lui. Mais non, il a préféré courir la grisette et hissez le foc. Résultat, son œuvre se noie dans l'eau de boudin et n'y surnage que la triste bulle d'une comédie médiocre.
Alors non, finalement, vous ne repasserez pas le bac. Vous irez faire des courses pour remplir votre frigo. Maupassant ? A d'autres…
Tiens, les auteurs du corrigé sont apparemment eux-mêmes mari et femme (oui, j'ai l'ouvrage entre les mains - j'ai aussi l'ado de rigueur et le frigo garni) ; et c'est surtout du mariage que Maupassant se moque.
RépondreSupprimerPlus sérieusement c'est tout le problème de l'enseignement : on ne parle pas souvent des textes qu'on aime vraiment. Tout ça manque un peu d'amour. (Pourtant, Pierre et Jean, quand même, c'est très bon.)
C'est comme Chevillard qui ne veut pas être un autre que Chevillard.
RépondreSupprimerJ'adore Maupassant. Alors merci.
Une très mince remarque : en général, même avec ados, le frigo n'est jamais vraiment vide. Ce qui manque est très ciblé. Le pot de mayo a disparu on se demande avec quoi, peut-être avec un reste de pizza ou de pâtes à la carbonara envolés vers les trois heures du mat'. Les poireaux vinaigrette et les carottes râpées sont toujours là.
De Pierre et Jean, que j'ai lu il y a à peu près quinze ans, je me rappelle surtout la préface, sorte de manifeste où Maupassant expose sa vision de la littérature. Mais je ne me souviens pas qu'il s'y soit vanté de ses records de vitesse en aviron ou en canot. Je devrais relire Pierre et Jean...
RépondreSupprimerMaupassant est un des rares auteurs "classiques" qui m'ait laissé de bons souvenirs de mes années-lycée.
RépondreSupprimerEt bien sûr, on imagine que la préface de cette "comédie médiocre" intitulée "Le roman" de Maupassant n'a aucun intérêt pour nos deux agrégés ; en revanche, elle en eut beaucoup pour un certain Jean-Patrick Manchette, qui la revendiquait presque comme une sorte de manifeste du roman noir ; et l'on sait que Maupassant eut une influence décisive sur les écrivains hard boiled et toute la génération des behavioristes (Dashiell Hammett au premier chef)... Mais tout cela n'a bien sûr aucun intérêt, a fortiori quand on enseigne à Saint-Germain-en-Laye...
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