Le festival Passa Porta, c'était la semaine dernière, c'était à Bruxelles, et ce fut sous la neige. Un printemps belge pas ordinaire pour évoquer, entre autres choses, le printemps arabe, lors d'une soirée en compagnie de Khaled Khalifa, Khaled Al Khamissi, Raja Ben Slama, Ibrahim Al-Koni et Boualem Sansal. Pour l'occasion, les Halles de Schaerbeek étaient bondées et (presque) tout le monde avait un casque afin de bénéficier de la traduction simultanée. Il y eut un débat et des lectures, mais le moment fort fut lorsque le Syrien Khaled Khalifa – arrêté en mai dernier par la police syrienne alors qu'il assistait aux funérailles du jeune musicien Rabi’ Al Ghazi, laquelle police qui lui cassa la main avant de le relâcher – prit la parole pour prononcer ces paroles glaçantes: "Arrêtez de nous juger. Laissez-nous mourir." Deux jours plus tard, lors du dîner de clôture, nous avons évoqué Alep en ruines, où je m'étais rendu quelques années plus tôt avec Mathias Enard, et son vieux marché dont il ne reste plus rien – mais la liberté, m'a-t-il dit de sa voix ténue en tirant sur sa clope malgré le froid de gueux qui sévissait rue Léopold, vaut toutes les ruines du monde.
Le vendredi, Passa Porta proposait une soirée entièrement dédiée à l'art de la nouvelle. Dans l'immense salle Flagey, neuf auteurs se relayèrent donc pour nous lire un texte, juchés sur une estrade que dissimulait en partie une immense pyramide de livres. Les textes étaient projetés simultanément sur grand écran. On attendait Lydia Davis et Arnon Grunberg mais aussi les Irlandais Anne Enright et Gerard Donovan, ainsi que les Belges Kristien Hemmerechts et Pierre Mertens, plus Tahar Ben Jelloun et Enrique Vila-Matas. Hélas, le début fut catastrophique, avec un Tahar Ben Jelloun plus mauvais que jamais, si la chose est possible, qui ânonna son texte insipide, aussi vulgaire que ridicule, et qui laissa de marbre l'assemblée venue écouter de la littérature. Son histoire de call-girl décommandée au dernier moment était si pathétiquement mal écrite – convenue, bâclée, inepte, sans intérêt, tâcheronne – qu'un message tracée au stabilo sur un bout de carton par une main à trois doigts aurait fait figure de chef-d'œuvre à côté.
Heureusement, le reste de la soirée fit oublier (ou rire de) ce triste épisode – Enrique Vila-Matas nous réjouit avec ses pérégrinations dans le bus de la ligne 24; Anne Enright fut brillante et drôle avec son histoire de femme enceinte dans un ascenseur, et Gerard Donovan remporta le morceau avec une nouvelle aussi fine qu'émouvante, d'un équilibre parfait, imprégnée d'un humour en demi-teinte, sans fausse note. Mertens fut un peu long, mais assez classe. Et Lydia Davis montra qu'une nouvelle peut faire cinq mots et rire. A la fin de la soirée, on avait presque oublié la pathétique prestation de Papi Jelloun, même si les textes lus par les autres écrivains n'avaient fait que renforcer le contraste entre leur art impeccable et le texte mâchonné par l'ex-Goncourt 87… La neige s'abattit ensuite sur Bruxelles telle une faramineuse et goulue chantilly ayant repéré une gigantesque gaufre.
Le dimanche, les rencontres, lectures et débats se déroulèrent un peu partout dans Bruxelles: plus de 70 auteurs! Après avoir été questionné sur mon travail (un auditeur me demanda si je jouais avec les mots…), j'eus la la chance de cuisiner Eric Chevillard dans une des salles du Beursschouwburg – l'auteur d'Oreille rouge, pourtant peu friand des rencontres publiques, donna une magistrale leçon de littérature devant un auditoire plus qu'attentif (il y eut même un bébé qui parut enchanté par tout ça). On put également entendre Percival Everett s'expliquer sur son œuvre (tout en s'estimant le pire juge de celle-ci), ainsi que l'écrivaine et éditrice Laure Limongi.
Pour la clôture, le dessert s'appelait Julian Barnes. Salle comble au Bozar, discussion en anglais, pas de traduction, this is Europa. Toujours aussi classe, l'auteur du Perroquet de Flaubert se livra à l'exercice obligée de la conversation, alignant quelques souvenirs sur la France (pas hyper passionnants, reconnaissons-le), mais parvenant néanmoins, par son charme et sa culture, à faire pointer quelques sourires. Il cita surtout cette phrase géniale de Tchaikovski: "Il ment comme un témoin oculaire." Il ne restait plus qu'à aller dîner chez Roma. Philippe Delerm, qui ressemblait plus que jamais à Haneke (l'humour en moins?), s'éclipsa très vite, sans doute indisposé par la présence de Chevillard qui l'avait pulvérisé dans Le Monde il y a peu (une dernière goulée d'air frais, Philippe?). On aperçut également Alain Badiou, songeur devant son risotto comme s'il déchiffrait un concept deleuzien ; Alain Mabanckou fit la bise à la patronne du restaurant qui voulait juste récupérer le manteau de l'écrivain pour le suspendre (le manteau, pas l'écrivain); Chevillard nous expliqua qu'il renversait souvent son verre et le prouva dans les dix secondes qui suivirent ; puis ce fut l'heure d'affronter les trottoirs gelés. On en profita pour aller siroter un dernier (et inéluctable) spritz avec Patrick Deville et Eric Chevillard sous les ors et lambris de la grande salle du Métropole. Puis minuit sonna comme si Lindon était dans le coup et on glissa vite se réfugier dans la chaleur de notre chambre, sise Galerie de la Reine, au-dessus du Théâtre du Vaudeville, où, paraît-il, quelques semaines plus tôt, avait eu lieu un crime atroce. Mais bon, la veille, au Musée royal, on avait vu le Marat de David, alors…
Quelque part dans la froideur de la nuit, en train de caler sur un sudoku, un certain Tahar ben Jelloun devait être encore en train de se demander pourquoi diable on l'avait invité à un festival de littérature…
Chevillard est renversant!
RépondreSupprimer"Un crime atroce la semaine précédente" ? eh bien deux alors... avec l'assassinat en règle ici de Tahar Ben Jelloun...
RépondreSupprimerMerci pour ce compte rendu !
RépondreSupprimerje note au passage qu'il n'y a pas qu'à moi seule que le risotto pose question ... merci pour ce billet plein d'allant, malgré tout !
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