lundi 18 mars 2013

Les variations Antin

La démarche littéraire de David Antin ne se borne pas à la simple performance. C’est aussi un art poétique, non de l’éphémère – puisque les textes improvisés sont repris sur papier –, mais du présent. Très vite, ainsi que l’explique Antin, il a ressenti un étrange sentiment en lisant ses textes : celui d’être comme un acteur, un récitant, et non un énonciateur. Et donc le sentiment de ne faire que réactiver un dire devenu chose passée. A partir de là, Antin modifie son approche poétique et va mettre au point un système en apparence simple – une improvisation sur un ou plusieurs thèmes, avec digressions, apartés, commentaires, mais qui en fait a pour mission de tisser de vastes métaphores du discours, de ses interactions avec le monde, du rôle de la parole, des mots. On s’en rendra compte à la lecture de l’imposant Accorder, qu’ont publié les éditions Héros Limite en 2012, dans une traduction de Pascal Poyet.
Le recueil, qui date de 1984 (et s’intitule tuning dans sa version originale) réunit huit textes de David Antin, dans lesquels il déploie son art de la variation (au sens « goldbergien ») avec une rigueur souvent déguisée en nonchalance, un humour sévère qui folâtre, dans ses dimensions rhétoriques, avec l’absurde, et une vigilance pour tout ce qui touche au statut de l’œuvre d’art, aux conditions économiques de la représentation, au sens des mots. Ainsi, dans la monnaie du pays, Antin se livre à un exposé détaillé de la monnaie et de ses équivalences dans un pays d’Europe (non précisé – imaginaire ?) où a vécu un de ses amis. L’unité de base y est le unum, mais il a aussi le sard (=8 unums), le demi-forth (mais le forth n’existe plus, hélas), le rezor, le diplum, le neror, ainsi que le quinkwark, le bregma.  Mais le pays en question, hyper industrialisé, a de gros problèmes de pollution, et la climatisation est payante : comme si l’oxygène était une chanson à sélectionner dans un dispendieux juke-box. L’argent, et donc la richesse, entretient du coup un rapport étroit avec la capacité à respirer correctement. Antin en tire toutes les conséquences, jusqu’aux plus absurdes. Par exemple, les couples qui désirent faire l’amour se réfugient dans des compartiments privés de tramway, après s’être livré à un complexe calcul qui tient compte du prix du trajet, du temps disponible, etc. Mais cette situation a aussi des conséquences sur la langue du pays, et le verbe medrabregmadzian, qui signifie littéralement « passer la nuit à baiser », finit par signifier « sensualiser » (à un slket les 3 minutes, il s’agit d’avoir tous les sens en alerte maximale…).A partir de ces équivalences souvent hilarantes, Antin tire quantité de fils, linguistiques et sociaux, qu'il tisse à l'envi avec un art consommé de la digression.
Si l’argent est très présent dans les variations Antin, c'est qu'il est le pendant d’un usage de la langue, et à travers lui s’exprime la disproportion entre la chose et sa valeur réelle, disproportion qui fait souci à Antin dans la mesure où son propos est d’accorder, c’est-à-dire ajuster des rythmes une fois qu’une mode de  compréhension a été établi. La poésie d’Antin fait feu de tout bois, jusqu’à devenir commentaire de la fumée. Simultanément sociologique, philosophique, esthétique, politique, elle vit du brassage des idées et des affects dont elle tente, avec liberté, de modéliser les relations. Elle n’exclue pas l’anecdotique, la spéculation, la description, le récit, le souvenir, le sentiment, l’impression, la déduction, l’analyse, etc.
Bref, tranquillement cannibale, l’organisme Antin réinvente l’art de la conversation pour en faire un art de la conversion – et établir des correspondances entre l’expérience du locuteur et celle de l’auditeur. Et de fait, le lecteur d’Antin, lisant ses textes à voix haute, devient à son tour locuteur, quitte à caresser lui-même l’envie de poursuivre l’expérience.

1 commentaire:

  1. Antin sur ubuweb:
    http://www.ubu.com/historical/antin/index.html

    Sur Electronic Poetry Center:
    http://epc.buffalo.edu/authors/antin/index.html

    Sur Andy Warhol et Bomb Hanoi:
    http://observatory.designobserver.com/entry.html?entry=25378

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