lundi 10 juin 2024

Manon au plus près du temps qu'on tisse


D'où vient la beauté, la convulsion d'un texte? De son rythme, qui est comme un sang pulsé ? De ses mots, soudain posés en poings ou caresses? De ses motifs, qui vont et viennent à la façon d'obsessions, de souvenirs, d'effusions, de rites? Le fait est que Signes des temps, le nouveau livre de Christophe Manon, a une façon bien à lui de nouer l'objectif à l'élégiaque, comme s'il s'agissait des deux facettes d'une douleur que rien ne peut enfouir. ni déchirer La phrase, ici, naît et meurt d'un même élan, pour toujours ressusciter.  Elle est tissu et rupture.  Ce qu'elle déploie, elle le froisse, mais dans les plis de ce froissé retentit autre chose. Ici, dans ce texte déchirant/déchiré, l'auteur nous apprend et dévoile des tresses émotives, qui sont comme les filaments ADN d'une vie que, peut-être nous avons vécue.

Il y a du passé, de l'inéffable, de l'empreinte. Et puis il y a cette scansion, au millimètre, qui permet au passé (rude, rural) de mordre le présent, bout de chair après bout de chair.  Ici, la phrase bégaie, mais comme on bêche la langue, dans l'infinie solitude des sillons autant que dans l'impossible croisée de leurs creusées. La phrase halète, fend, se repent, récidive. Ici, l'incantatoire n'est pas une loi d'airain, mais une fragile méthode du retenir. 

"Maintenant, seulement maintenant, cela vient seulement de commencer. J'étais en culottes courtes, l'avenir le monde étaient pleins de promesses, je savais jouer aux billes au cerceau à la balle et tout m'émerveillait, et me voici désemparé et comme touchant le fond, mais de quoi?"

Le "'je" qui parle n'est qu'un point sur une ligne brisée. Il porte l'ombre du passé et pousse le caillou de l'avenir. Seul, il parcourt un vaste cimetière, sait les tombes voraces, C'est un récit et c'est une traversée de paysages. Tout y a droit de cité, les bêtes, les larmes, la battue, les persiennes. Quelque chose qui nous échappe entraîne la phrase, une impulsion qui permet aux mots de claquer, de feutrer, de frôler – le sens, les dérives du sens.

L'anaphore, qui irrigue et tend, permet ici à qui lit d'entrer en lévitation. Sans cesse recommencé, le texte de Manon vous prend la voix et la force en une folle fluidité à revenir au monde et ses accrocs. On est dans un flux et on s'enivre d'aheurtements. 

"Cela devait arriver, oui c'est arrivé. D'un regard implorant. D'oublier tous les coups. Non ce n'est pas ma faute.A jouer à cache-cache. A point nommé. A tort ou à raison? A remuer ciel et terre. Et d'avoir le cœur gros. Le sang coulait à flots."

Rarement a-t-on la chance de lire un tel texte comme s'il vous siphonnait ce qu'on appelait autrefois l'âme et qu'on sait aujourd'hui être la vive et morte matière d'où nous venons, Le passé des funéraires instants de nous-mêmes. Ne lira-t-on qu'un texte en ce mois pourri de juin, que ce soit ces Signes des temps, qui remettent la mémoire en sont territoire de douleur. Et que lève, enfin, le pain perdu des révoltes.

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Christophe Manon, Signe des temps, héros-limite, 16 €


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