Certains écrivains ont une réputation, d'autres quasiment une aura, alimentée non par la lecture ou l'étude de leurs textes, mais par le fantasme qu'on s'en fait en fonction d'intérêts propres. Une fois adoptés par le plus grand nombre, ils voient leur pensée se diluer dans le premier système venu, dès lors qu'ils peuvent servir à neutraliser d'autres écrivains. Ainsi en va-t-il de Camus, chantre supposé de l'humanisme sous la bannière duquel n'hésitent pas se rallier des individus aux intérêts divers, mais aux antipathies commune (l'une d'elle ayant le nom de Sartre). Tout le mérite du livre d'Olivier Gloag – Oublier Camus – est de remettre les pendules à l'heure sur l'auteur de La Peste, et de pointer les contre-sens des petits maîtres horlogers qui prennent ce denier pour patron:
"Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, s'appliquent à faire de Camus un saint laïc, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s'accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial." (p.17)
Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien. On a beaucoup – ou pas assez? – glosé sur le fait que dans L'Etranger aucun Arabe n'est désigné par son nom, ainsi que sur l'absence totale d'Arabes dans La Peste, mais en revanche on a fort peu, je crois, souligné cet autre fait qu'est la condamnation à mort de Meursault, condamnation qui dans la réalité coloniale aurait eu peu de chance d'être prononcée, les meurtres d'Arabes par des colons étant alors monnaie courante et quasiment jamais sanctionnés par la justice française.
Gloag, bien sûr, ne s'en tient pas à une lecture des œuvres littéraires de Camus, il s'attarde également sur ses déclarations et prises (ou absences de prises) de position, notamment concernant les massacres de Sétif ou le sort réservé aux membres du FLN, ainsi que sur des sujets comme la peine de mort. Souvent flottant, parfois embarrassé, Camus n'est pas cet être entier dévolu aux justes et bonnes causes que d'aucuns, comme Onfray par exemple, expert en contre-vérités, voudraient nous faire croire. Le seul fait de jouer l'atout Camus contre le joker Sartre en dit long sur les raisons d'aimer saint Albert. Et le torrent critique énamouré qui a suivi la publication de la correspondance Camus-Casarès est révélateur lui aussi d'un propice aveuglement: les lettres de Camus à Casarès seraient de parfaites stations de croix de la passion amoureuse, alors qu'en les lisant apparaît clairement un Camus jaloux, égocentré, plaintif.
Gloag ne cherche pas, on l'a dit, à diminuer Camus à nos yeux, seulement à rappeler quelle fut sa place, et quelles ses postures au cours de ces fragiles décennies pendant lesquelles il fut amené à élaborer un discours, puis un silence, sur le drame algérien. C'est moins son œuvre – disponible à qui sait lire – que la réception de celle-ci qui est éloquente, réception allant jusqu'au merchandising. Adoubé par Macron ou Onfray sous prétexte d'humanisme universaliste, Camus est devenu, au fil des ans et des bacs, un faire-valoir, au lieu de rester cet écrivain pétri d'ambiguïtés, qui, à l'inverse d'un Sénac ou d'un Sartre, refusa de dénoncer clairement le colonialisme français. C'était lui rendre justice que de l'extirper des griffes molles de ses douteux laudateurs.
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Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 15 euros
"L’une des raisons (il en est d’autres, à coup sûr) qui m’ont depuis toujours tenu éloigné de Camus, c’est que je ne suis jamais arrivé à imaginer Sisyphe heureux. Certains suicidés si, ou presque, du moins par moments. Et si les mots ont un sens (celui qu’on leur donne, pas celui des dictionnaires), de raisons il y en aura d’autres, bien d’autres…"
RépondreSupprimer(2015)
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RépondreSupprimerUn autre qui n'a que du Camus plein la bouche... Ça promet...