mercredi 5 octobre 2016

Les larmes de Pouchkine, le sourire de Markowicz

Ceux et celles qui ont lu le premier volet de Partages d'André Markowicz n'ont pas besoin de lire ce post. Ils et elles sont déjà en train de secouer leur libraire par la peau du cou pour qu'il leur vende séance tenante et vibrante ce livre magique qu'est Partages 2. Pourquoi? Parce qu'ils et elles ont contracté une addiction. Je vais donc tenter d'expliquer la raison de cette addiction aux futur.e.s camé.e.s, à tous ceux et toutes celles qui, je l'espère, après ce post, ou même avant de l'avoir fini, claqueront la porte et se précipiteront chez leur libraire pour acheter Partages 2. Accrochez-vous, parce que ce livre n'est pas ce qu'il semble être.

A priori, il s'agit de textes publiés régulièrement – très régulièrement – sur Facebook par un traducteur, dont vous avez sans doute entendu parler puisqu'il a retraduit – entre autres merveilles – tout Dostoïevski. On pourrait en déduire qu'on tient entre les mains un "recueil", un "ensemble", mais, et c'est là le miracle, c'est tout autre chose. Ne vous attendez pas à tomber sur des notes écrites par un traducteur, où il vous parlerait de son travail, des écueils, des achoppements divers ponctuant sa "carrière". Car ce que bâtit là André Markowicz, en tant que traducteur mais surtout en tant qu'écrivain, et mémorialiste incandescent, c'est ni plus ni moins une "maison". Oui. Une demeure ouverte, ou le vent de son esprit souffle le partage. Un vaisseau, qui plus est, car on est embarqué, comme lui on tangue, on hésite, on plonge, on s'accroche au mât.

Un recueil de textes épars traitant, entre autres, de la traduction? No way et que nenni. En humaniste du verbe, Markowicz vous invite à une époustouflante odyssée à travers… à travers… eh bien à travers : une passion. Celle pour la langue russe, la littérature russe, Pouchkine, les mots, le rythme, l'histoire, le temps – mais je pourrais prolonger cette liste indéfiniment, et même si vous n'êtes pas lecteur de Lermontov, même si le processus de traduction ne vous titille pas, croyez-moi, à peine vous serez immergé dans Partages, vous danserez sur les spires du Kremlin comme des diables. Le virus-tango de la markolangowicz vous emportera loin, très loin.

Qu'est-ce qui anime un homme? Qu'est-ce qui le rend fou et sage? Lisez Markowicz et vous comprendrez. Tout ce qu'il dit – car il aime à dire que dans ce livre il dit, il n'écrit pas, c'est une conversation qui nous appelle, nous secoue –, tout ce qu'il dit est passionnant. Passionnant parce que travaillé par la passion. Des souvenirs? Bien sûr. Des anecdotes? Certes. Des digressions, aussi, des récits, des cours de traductologie, même. Des blagues juives, parce que. Et des poèmes. Des poèmes à tomber, à genoux, des poèmes à pleurer, à rire. Imaginez une valise qui s'ouvre brutalement, avec au-dessus l'ombre de Pandore. Imaginez que vous vous avancer à tâtons dans ce champ parsemé de papiers, et qu'à chaque fois que vous prenez une feuille, votre cœur explose, ou exulte. 

Quand un des plus grands traducteurs de notre époque s'adonne aux partages, croyez-moi, on est conquis. On est, au sens littéral, ravi. C'est un rapt, ce livre. Voulez-vous être rapté? Alors suivez-moi, ou plutôt suivez Markowicz…

***
Markowicz nous raconte tout, comment il vit et traduit Pouchkine, comment il vit et traduit Shakespeare, et qui sont ceux et celles qui l'ont exhaussé littérairement, l'ont poussé à traduire, l'ont invité à donner corps aux mots des autres.  Comment devient-on ogre tout en gardant une âme de poucet rêveur? On l'apprend, au fil des pages. Quand Markowicz vous parle de Holocauste du poète américain Charles Reznikoff – et vous le donne à lire, à lire en silence et tension – on écoute, le cœur aux abois. Quand Markowicz traduit Maïakovski, et vous offre sa "version" de A pleine voix, c'est magnifique:
"Moi aussi,
                   l'agit-prop,
                                     j'en ai plus qu'assez,
j'aimerais
                moi aussi donner
                                             dans le touchant,
c'est plus profitable,
                                 et on en ressort
                                                           moins cassé,
mais je me réprime
                               et je vais
                                               marchant
sur la gorge
                    de mon propre chant."
Quand Markowicz vous parle de l'importance du 19 octobre chez Pouchkine, vous sentez qu'il va se passer quelque chose. Et il se passe quelque chose – vous verrez. C'est quelque chose qui dévaste. C'est l'élévation et la chute. Quand Markowicz traduit Catulle, c'est prodigieux, aussi, c'est du rap. Quand il parle du Requiem d'Anna Akhmatova, ça tremble de partout en nous, ce poème appris par cœur et transmis au papier par plusieurs oreilles devenues enfin bouches. Il y a Blok! Alexandre Blok! Il y a Po Chü-i ! Il y a  Iliazd! Vous les verrez, les entendrez. Il y a Dostoïevski, plus près de nous que jamais, onze ans de travail pour que tout prenne corps. Il y a les chansons folkloriques bretonnes. Il y a avoir vingt ans à Leningrad. Il y a la Dame de Pique. Et traduire le chinois sans connaître le chinois. Traduire le théâtre. Lire en filigrane Celan. Travailler à deux, en couple, s'inventer moteur – avec Françoise Morvan, elle aussi animée à chaque instant par la même passion, la même vie intense. Il y a la mère d'André, qui relit ses traductions et les commente! Il y a Soljenitsyne, et la condamnation du dernier Soljenitsyne. Il y a Israël. Les camps. La torture. Les ancêtres. Les maîtres. Et tant d'autres écrivains ! Pas des noms, mais des êtres,  que Markowicz nous donne à lire comme on serre une épaule pour mieux en éprouver les muscles, revenus de loin. Il y a les liens de Markowicz avec ses éditeurs, les metteurs en scène de ses traductions. Il y a les attentes, les déceptions, aussi, et toujours cette obstination tout en souffle, à la fois légère et tenace. Et puis, il y a les larmes de Pouchkine, versées un 19 octobre, quand tous ses amis ou presque sont en prison, ou morts, les seules qu'il aurait versées! Quand il sait qu'il n'écrira plus, presque plus.Comme Markowicz sait nous les rendre tangibles, tangibles parce que, grâce à lui, traduites, transportées. Partagées. Moi, les larmes de Pouchkine traduites par Markowicz, je les ai senties sur mes joues. 

Livre rare, livre miraculeux, Partages 2 s'étend de juillet 2014 jusqu'à juillet 2015. Un an. Un an passé à se dépenser, sans compter. A ne faire ça: traduire-écrire; écrire-traduire. Une vie dans l'entre. Dans le passage. A libérer les failles. A nous rendre poignant tout ce qu'on pensait d'encre, et d'encre seule. C'est un livre qui dévore l'épars pour nous offrir une trajectoire. Je laisse la conclusion, ou plutôt l'envol, à Marcowicz, qui nous écrit et dit:
"Mais le texte est fixé à la lettre,
L'intention désigne le chemin.
Je suis seul. Les pharisiens sont maîtres.
C'est si dur de vivre en être humain."
C'est un texte de Boris Pasternak. Mais c'est aussi celui de Markowicz. Et maintenant, maintenant, eh bien c'est le vôtre. Vous savez ce qu'il vous reste à faire : partager.

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André Markowicz, Partages, vol. 2, éditions Inculte, 23,90€

2 commentaires:

  1. Traduire-écrire et... lire. Entendre André Markowicz - à Strasbourg - lire - en russe - "Requiem" d'Anna Akhmatova, accompagné par le violoncelle de Sonia Wieder - Atherton, la salle dans une semi - obscurité, ne sachant pas ce qu'elle était venue entendre, découvrant, médusée, ce petit homme réveillant à la force de sa voix et de sa foi les mânes de l'ardente Anna, c'était... si beau que j'ai trouvé le courage de demander à Marcowicz à la fin de la lecture de m'écrire - en russe - dans mon exemplaire de "Requiem" le passage d'Ossip Mandelstam qu'il n'arrive jamais à traduire - qui est aussi celui que je préfère. Et vous avez raison, prendre mon libraire par la peau du cou pour qu'il me déniche "Partages", c'est littéralement exactement ce que j'ai fait. Bien à vous, cher Clavier Cannibale.Liliane Breuning

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  2. Traduire-écrire et... lire. Entendre André Markowicz - à Strasbourg - lire - en russe - "Requiem" d'Anna Akhmatova, accompagné par le violoncelle de Sonia Wieder - Atherton, la salle dans une semi - obscurité, ne sachant pas ce qu'elle était venue entendre, découvrant, médusée, ce petit homme réveillant à la force de sa voix et de sa foi les mânes de l'ardente Anna, c'était... si beau que j'ai trouvé le courage de demander à Marcowicz à la fin de la lecture de m'écrire - en russe - dans mon exemplaire de "Requiem" le passage d'Ossip Mandelstam qu'il n'arrive jamais à traduire - qui est aussi celui que je préfère. Et vous avez raison, prendre mon libraire par la peau du cou pour qu'il me déniche "Partages", c'est littéralement exactement ce que j'ai fait. Bien à vous, cher Clavier Cannibale.

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