Sur l'affaire Elena Ferrante, cette écrivaine italienne ayant pris un pseudo et qu'a traquée le journaliste Claudio Gatti, tout a été écrit, ou presque. Mais pour être juste, il faudrait parler non d'affaire Elena Ferrante, mais d'affaire Claudio Gatti. Car le fait qu'un écrivain ou une écrivaine prenne un nom d'emprunt et s'y tienne n'a rien d'une "affaire", la chose a existé de tout temps. Il vaudrait mieux, en fait, parler d'affaire Gatti – ce dernier sait-il même que le prénom de Colette est Gabrielle? que Guy Chantepleur est le pseudonyme de Jeanne-Caroline Violet, Léo Dartey celui d’Henriette Féchy, Champol celui de la Comtesse de Lagrèze, Fred Vargas celui de… Assez. Les exemples sont légion, et on remarquera que souvent, et surtout aux siècles passés, les femmes prenaient des pseudos masculins. Pas fou, le guêpe.
Ferrante n'est pas la première à rencontrer le problème Gatti. Pynchon, dont personne à ma connaissance ne met en doute le prénom ou le patronyme, en a fait les frais plus d'une fois – du fait de sa répugnance à laisser sa photo apparaître, crime lèse-médiatique. Le problème ici, ne vient évidemment pas du fait que Ferrante ait pris un pseudo. Elle est loin d'être la seule. Le problème, c'est que ses livres se vendent. Elle a donc, aux yeux de Gatti, une valeur marchande, donc publique, donc… médiatique. Son secret, qui n'a rien en soi d'intéressant, sauf peut-être s'il dissimulait une autre célébrité, et encore, relève donc du domaine privé. En allant jusqu'à éplucher les comptes bancaires de Ferrante et en se livrant à de douteux recoupements, Gatti franchit un pas qui ne saurait nous laisser indifférent. Car force est de reconnaître qu'à l'heure de l'internet-roi et des réseaux sociaux, c'est-à-dire au royaume du pseudo triomphant, quiconque navigue sur le web doit s'inventer dix pseudos par jour, que ce soit pour acheter, laisser un commentaire, mater du porno, etc. D'où vient alors, chez Gatti, cette obsession quasi pathologique du "vrai nom"? En quoi la révélation d'un "vrai nom" peut-il faire événement? Depuis quand un nom détient-il une vérité? Un sens autre que l'inscription légale dans une lignée patronymique?
Non, ce qui a dû agacer le triste flic qu'est devenu Gatti, c'est le choix de la discrétion, un choix qui pour lui ne pouvait que relever d'un désir de dissimulation. Comme si on ne cachait que ce qui a du prix, de la valeur. Derrière la valeur-Ferrante, donc, le voilà qui soupçonne une valeur-X, qu'il lui faut absolument élucider, estimer, publier. Or il est incapable de penser cette chose pourtant simple: certaines valeurs sont précieuses, donc inestimables, mais précisément parce qu'elles n'ont de valeur qu'aux yeux de ceux ou celles qui leur donnent un sens intime. Le fait qu'une information – relevant de l'état-civil, qui plus est – puisse être dissimulée, alors qu'elle n'a en soi aucune valeur, voilà ce qui a rendu fou le charognard Gatti. Sauf à penser qu'il avait espoir de découvrir que Ferrante était en fait quelqu'un de connu, ce qui lui aurait permis de multiplier la valeur connue par la valeur cachée. Mais même pas. Elena Ferrante est juste le nom qu'a pris quelqu'un désirant signer ses livres Elena Ferrante. Imaginez qu'on découvre que Guillaume Musso s'appelle en fait Bruno Durieux.
Claudio Gatti a de toute évidence un problème avec son nom à lui. Faut-il aller chercher du côté de son père? De sa mère? Hélas pour lui, ça n'intéresse personne. Il est le dernier sur terre à se demander qui est Fantomas, tel un inconnu anonyme dont personne ne retient ni le nom ni les traits insignifiants, mais qui aimerait bien que les moteurs de recherche se préoccupent un peu plus de lui et de ses piètres occurrences. C'est désormais chose faite. Le voilà célèbre à défaut d'identifiable. Pour un certain temps que seuls les algorithmes sauront gérer. Il doit se dire qu'il a fait son boulot d'investigation. Il n'y a plus qu'à attendre son enquête sur le Préfet Poubelle, qui devrait soulever de passionnants couvercles, bas et lourds comme des cieux de carton.
Et c'est anonymement que j'exprime mon approbation vigoureuse !
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