mercredi 5 octobre 2016

Pensées paresseuses d'un traducteur


Parfois, quand je traduis, je me trompe d'étage. J'erre un peu. Puis, sonné, je sonne. Mais le texte refuse de m'ouvrir. "On n'a besoin de rien !" Il faut rentrer – en soi. (Parfois, même les escaliers sont en panne.)

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression de jouer du violon avec une raquette de tennis et un club de golf. Une impression de puissance, mais un son de merde. On m'entend de loin.

Parfois, quand je traduis, le texte est comme un coquillage trouvé sur la plage arrière d'une voiture de luxe. Je le porte à mon oreille. J'entends alors la mer qui gronde, ou l'imitation de la mer qui imite le grondement. Je retourne le texte, le coquillage. L'inscription est encore lisible: "Les personnes ne sachant pas se noyer sont priés de reposer ce texte où ils l'ont trouvé."

Parfois, quand je traduis, le texte cherche à me dire quelque chose. Très souvent, c'est: "Si j'étais toi, je ferais moins le malin."

Parfois, quand je traduis, je suis tout excité. Je crois que certains mots comptent double, ou triple, comme au Scrabble, qu'ils vont se croiser, former des escaliers. C'est souvent le moment où le texte m'annonce d'une petite voix sèche : "Echec et mat !"

Parfois, quand je traduis, je sèche complètement. Je me dessèche. Ma langue est toute déshydratée. Mon dictionnaire, que je prenais pour une fontaine, se grime en ami et fait sembler de pleurer. Sans doute pour me déculpabiliser. 

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que mon cerveau scanne le texte anglais dans un immense et preste éclair. Mais il m'informe alors que l'imprimante est en panne.

Parfois, quand je traduis, il arrive que je tombe sur une phrase qui résiste. Elle fait de la résistance, là, sous mes yeux, sans se cacher. Je comprends bientôt qu'en fait, c'est le français qui résiste. Alors, comme un couillon, je collabore.

Parfois, quand je traduis, les mots s'imposent d'eux-mêmes, comme une évidence, ils se mettent à vibre, tinter – puis je comprends que le réveil est en train de sonner.

Parfois, quand je traduis, je me dis que certaines phrases se dandinent comme si elles faisaient de la corde à sauter. Je les sens espiègles. Elles m'invitent à me joindre à leur danse, à entrer dans la danse de la corde. Quand je repère le nœud coulant, il est trop tard.

Parfois, quand je traduis, je me dis que le français est une farce jouée à l'anglais par une troisième langue que j'ignore.

Parfois, quand je traduis, j'ai l'impression que les phrases me montrent du doigt en disant: "Toi, tu ne perds rien pour attendre."

(Perso, le langage est mon monde.)

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Illustration :
Sculpture de Hervé Delamare. Métal,silicone, touches de clavier d’ordinateur, image numérique sur vinyle , 90 x 110 x 32 cm. Conçu pour être suspendu ou vissé sur socle miroir (détail)

4 commentaires:

  1. Parfois quand je traduis j'ai l'impression de bâtir d'immense viaducs, mais je me réveille pour voir que ce sont que des ponts Lévy : petits châteaux passables.

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  2. The wrong storey/story.
    Il se trouve qu'il m'arrive parfois, pour deux amis en particulier, je ne sais pas si c'est parce que j'ai un problème cognitif, j'espère pas, de ne jamais arriver à savoir à quel étage ils sont (rien d'écrit sur leur boîte aux lettres, ni sur les portes des appartements de l'immeuble), ce qui génère une espèce d'errance bêtement inquiète pendant la montée des escaliers, et si on me voyait, à la façon dont j'essaie de repérer des signes et indices, sûrement qu'on me trouverait suspecte (il suffirait qu'à l'interphone je leur demande de me rappeler à quel étage ils sont déjà), donc, n'étant pas traductrice, je crois avoir bien ressenti ce trouble du traducteur se trompant d'étage. Il y a aussi que si je frappais à la mauvaise porte, m'étant trompée d'étage, cela me mènerait vers d'autres histoires.
    J'ai deux journées de travail intenses qui s'annoncent et ce texte me donne envie de m'y mettre.
    D.

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  3. Pafois quand je traduis, je trouve que mon texte a de la gueule, mais quand j'y regarde de plus près, je me rends compte que ce n'est qu'un inoffensif Musso.

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