jeudi 13 octobre 2016

Le palais des peines perdues: "Témoin", de Sophie G. Lucas

Bon, aujourd'hui, c'est le Nobel côté lettres. On va donc plutôt vous parler de choses sérieuses. Du poète américain objectiviste Charles Reznikoff, par exemple, et de son impressionnant Témoignage, où il travaille à partir de "rapports d'audience de tribunaux amenés à juger aussi bien de conflits de voisinage ou de succession que d'accidents du travail ou de faits divers atroces" – et ce pour bâtir une chorale du désastre avec des matériaux bruts. Ou plutôt non, parlons d'un livre qui lui rend hommage à sa façon, puisque l'auteur a voulu perpétuer l'approche de Reznikoff et a "suivi des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes de septembre 2013 à janvier 2014". Ainsi est né Témoin, de Sophie G. Lucas, que publient ces jours-ci les éditions de la contre-allée.

Retranscrire est une chose. Scander en est une autre. Ici, les propos retenus/détenus – que ce soit ceux de l'accusé, de la victime, du juge, des témoins… – ont subi une sorte de catalyse, et les voilà ré-agencés au gré d'un récitatif qui souligne leur âpreté tout en laissant voir l'os, un récitatif où ce qui est dit est ce qu'on voit, ce qu'on entend, ce qu'on ne peut changer – hors jugement, donc. L'auteur-témoin devenu greffier, entre autres détails, de l'insaisissable. Travail de précision, où les voix luttent contre leur propre souffle, où l'aveu et le déni, les faits et les absences, la colère et l'abandon ne cessent d'échanger leurs intensités:
"Il est sec et mince. Petit. Ramassé. Il y a lui. Il y a sa femme. Il n'y a pas la fille. Il a abusé de sa fille. Elle avait sept ans. Aujourd'hui elle est majeure. Il est tremblant à la barre. Un an avec sursis. Il repart avec sa femme. Elle lui porte sa veste. Sa femme. Elle a ce geste. La mère de la fille. Elle a un geste. Pour. Lui. Ils sont ensemble. Le père et la mère. La mère et le père. Ils traversent le tribunal. Ils sont serrés l'un contre l'autre. Le père. La mère."
Au fil des pages, par brefs blocs, des destins pris dans le cadre judiciaire, l'alcool, le vol, la récidive, les excuses, les justifications, l'impuissance, la tristesse, la rage, le besoin, des hommes pour la plupart, bien sûr, violences, abus, disputes… La phrase souvent réduite au mot, à la force et la fébrilité du mot venu cacher la forêt des pulsions. Ici, on "parle avec [ses] nerfs", ça "dérape", on "n'est plus cet homme-là" et "peut-être c'est bien de m'arrêter".

Mais entre ces quarante-sept moments de vie au bord de la bascule, Sophie G. Lucas tisse un autre fil, expose une autre histoire, celle de son père, ou plutôt l'histoire lacunaire de ses liens avec un père absent, mort puis vivant, menant plusieurs vies, semant ici et là les enfants comme des petits poucets négligeables, un père qui "n'est pas quelqu'un de bien", qui "était plusieurs personnes". En le convoquant au tribunal des souvenirs et témoignages, l'auteur accomplit un geste fort, intime, violent. Il fallait que s'avance une foule en désastre, fracturée, pour que puisse se préciser, entre deux témoignages, la silhouette insaisissable du père:
"Il m'arrive de ne voir dans le box que des enfants perdus. Je voudrais croire qu'ils ne sont que des enfants perdus. Même ceux qui sont censé être des hommes. Certains n'ont connu que la prison ou les institutions depuis l'adolescence. Mon père a été enfermé dans une maison de correction. L'Abbaye de Fontevrault."
En moins de cent pages, à l'économie et au ciseau, Sophie G. Lucas s'attaque, littéralement, au vif du sujet, à ce qui fait, qu'à vif, il chute, et chute encore, laissant des mots, après l'écho des coups, comme ce père impossible, "homme nombreux", pénombreux, auquel elle consacre dix-huit chapitres intitulés "La longue peine" – rendant au mot de "peine" son sens fort, son sens poignant.

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Sophie G. Lucas, Témoin, éditions de la contre-allée (collection la sentinelle), 12 €

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