dimanche 2 octobre 2016

Le souffle du boss: Julien d'Abrigeon en surtension

La première chose qui vous saute aux yeux, ou plutôt à la gorge, quand on lit Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon, c'est le souffle. Et l'on se dit que c'est ça qui manque souvent dans les livres qui nous passe entre les mains: le souffle, cette capacité quasi pulmonaire à charger la prose d'une rythmique qui ne repose pas uniquement sur des pirouettes syntaxiques. Le souffle n'est pas la phrase, il n'est pas non plus son mouvement, il est plutôt comme un courant électrique qui permet, au prix de subtiles modulations, de faire vibrer la phrase dans la chambre aux échos du lecteur. C'est dire qu'il n'est pas du côté de la virtuosité, mais de la nécessité. Le souffle ne s'imite pas, ne se plaque pas: il lance. C'est un lancer, avec tout ce que ça implique d'élan, de calcul des distances, de force de frappe, d'intelligence de la trajectoire. 

On ne s'étonnera donc pas que Julien d'Abrigeon ait pris pour "gabarit" un album de Springsteen, Darkness on The Edge of Town, afin d'innerver la structure de son livre, de lui donner du tempo à mâcher. L'obscurité aux abords de la ville. Au bord de la ville, aussi, comme si la ville s'achevait, où qu'on aille, par un précipice. Tous les protagonistes de Sombre aux abords cherchent à partir, fuir, tracer une ligne de fuite, et tous se heurtent au mur de la nuit, de la faute. La phrase que martèle d'Abrigeon, elle aussi, cherche à fuir, elle fait claquer les gonds, grincer les paragraphes. Le moteur gronde, les désirs deviennent des bolides enragés, et l'on n'entend hurler la guitare comme si on venait de nous coller un casque sur les oreilles. 

Ici, les "badlands" de Springsteen sont les "sols stériles" de l'Ardèche. Impossible d'aller contre le fatum, et pourtant on ne tient pas en place, que ce soit à Aubenas ou ailleurs, il faut "rouler [son] rocher jusqu'à l'usure", on est "en surtension", face à un "vieux vengeur", parce qu'on "est nés nus et sans rien". Alors, pour quelques biftons, pour les beaux yeux d'une Candice, pour échapper au paternel, on casse, on se casse, au risque de déraper, de traverser le décor – muer, aussi:
"Les couleuvres se changent, elles, changent la donne, repartent à zéro, seconde chance & nouvelle peau, laissent là leur mue, raide et fragile, au vent, repartent. La trace de leur passé laissée sur le carreau, méconnaissable vide, elles en sont sorties, s'en sont sorties sans mal, elles.
Je voudrais laisser là cette peau, l'arracher la déposer, morte et eu vent, sur la deux fois deux voies. Je la frotte au vent qui frotte à fond contre moi, qui me pèle la nuit, roulant contre lui, m'accrochant au revêtement, tenue de route exemplaire, même dans les lacets, les circonvolutions serpentines de la route hors de la deux fois deux."
Au fil des chapitres, tandis que le diamant taille le sillon et que monte l'odeur de cramé du vinyle, l'auteur nous donne une grande, une puissante, une brutale leçon de souffle, histoire de rappeler qu'écrire ce n'est pas seulement raconter des histoires, mais surtout motoriser des sensations. "Rodéo urbain", dit un des personnages. Oui, parce que les affects, parfois, ça peut être fast and furious. Et le fait est que d'Abrigeon, de par sa pratique de la lecture publique, sait qu'écrire est une chose physique, qui passe par la voix, donc le souffle. Et le souffle, il l'a, l'ayant travaillé comme on apprend à cogner pour défouler en soi les pulsions des autres. Sombre aux abords, certes, mais en tous points lumineux.

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Julien d'Abrigeon, Sombre aux abords, Quidam éditeur, 15€

(Et pour les fans du "boss", signalons la parution de l'autobiographie de Bruce Springsteen, Born to run, publié par Albin Michel dans une traduction signée Nicolas "Dude" Richard, 24 €).

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