mercredi 4 décembre 2013

L'heure de la cadence, ou quand les phrases trichent sur leur âge

S'il est bien un exercice redoutable, c'est celui de la datation des textes. Lisez à quelqu'un une phrase, ou même un paragraphe, et demandez-lui d'estimer la date à laquelle a été écrite la phrase (ou le paragraphe). Je fais régulièrement le coup à mes étudiants de master avec une phrase de Flaubert tirée de Madame Bovary et ça ne rate jamais: ils me disent "autour de 1950". Non qu'ils soient sourds, mais la phrase en question est piégée, c'est une phrase "orale", balbutiante, prononcée par le père d'Emma au début du roman  :
"[…] j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied d'un arbre, je pleurais; j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin."
Admirez au passage le rétrécissement de la phrase, son devenir-goulot, ces taupes hallucinées, la musique "(vers + grouillant) - (ventre + crevé) = enfin" – et cette danse macabre des virgules… (Je leur fais aussi le coup avec un passage de Claude Simon et ils me répondent souvent Proust. Du coup, je leur mets une bonne note.)
Bon, ce genre de blind-test n'est peut-être pas très malin mais il a le mérite d'être révélateur. La langue d'un écrivain est moins facile à dater que la langue de son époque (c'est-à-dire que l'idée linguistique qu'on se fait de la langue de son époque après avoir lu plusieurs langues d'écrivains de cette époque…) Et elle peut auss  varier énormément à l'intérieur d'un même ouvrage, ou d'un ouvrage à l'autre du même écrivain. Bref, quelque chose en elle résiste à son historicisme. Elle s'est déjà "échappée", elle est en train de fuir, elle bouge – elle court-circuite la langue majeures, s'involute, se déguise, etc. Stratégies d'affranchissement. On peut certes reconnaître (parfois) le style d'un écrivain à sa phrase, mais souvent la phrase échappe aussi à son style, car son style, s'il peut se déduire abstraitement (statistiquement?) d'une masse de données concrètes, n'est souvent que la partie immergée (réifiée) de son écriture, sa projection plus que son action. Or son écriture cherche à s'affranchir du carcan du style, et l'on pourrait dire en un certain sens que le phrasé habite la phrase pour mieux la déph(r)aser. Comme si la force physique de la langue en devenir cherchait à faire craquer aux coutures la peau, même souple, du style ; comme si elle trahissait l'idée de "confection" qui l'a vue naître pour s'en aller piétiner une boue nouvelle, et y laisser une empreinte – une forme – plus mobile. La cadence a toujours un temps d'avance sur le style.
Ainsi, bien malin qui pourrait dire, à l'oreille, de qui est la phrase suivante, et de quand date sa naissance:
"Les fantômes de corps qui me trottaient par la cervelle menaient grand tintamarre."
Rappelons qu'à ce jeu il n'y a ni gagnant ni perdant. Les taupes restent accrochées aux branches et la cervelle à son tintamarre, c'est comme ça et c'est tant mieux.
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