Loin de moi l'idée (ou l'envie) de chercher des poux au traducteur William Desmond dont on lira avec profit le texte mis en ligne sur le site de Pierre Assouline, texte dans lequel Desmond s'interroge sur la traduction. Son approche est pertinente à de nombreux égards, par exemple quand il rappelle que l'œuvre traduite n'a pas atteint la perfection, l'auteur n'ayant bien évidemment pas accompli le livre rêvé. Et quand il estime que toute œuvre est "déjà une traduction", ma foi, je serais encore prêt à le suivre, si ce n'est qu'il précise ceci:
"[…] l’ouvrage dans sa langue d’origine – est déjà une traduction. Oui, une traduction. L’auteur, pour l’écrire, a en effet été obligé de traduire sa pensée."
Qu'entend Desmond par cette formulation? Il faut, pour le comprendre, en passer par la citation de Valéry qu'il donne alors, citation complexe s'il en est:
« Écrire quoi que ce soit, aussitôt que l’acte d’écrire exige de la réflexion et n’est pas l’inscription machinale et sans arrêts d’une parole intérieure et toute spontanée, est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre."
Mais pour Desmond, cette "traduction" d'un genre particulier s'expliquerait de la sorte:
"Comme nous le vivons tous quotidiennement dans nos têtes, il existe un au-delà des mots que nous appelons pensée, chose par définition toute personnelle et totalement insaisissable dans son unicité, et que la langue que nous employons a pour charge de restituer au mieux."
Je ne suis pas sûr que c'est ce qu'ait pensé (ou écrit) Valéry. Et j'en suis encore moins sûr quand je lis, quelques lignes plus bas, ce qu'en infère Desmond:
"Le discours, parlé ou écrit, est donc le résultat d’un compromis entre une pensée à la coloration unique, ondoyante, fuyante, et le langage, l’instrument à notre disposition pour la traduire par le biais d’une langue particulière avec son vocabulaire, sa syntaxe et sa grammaire, c’est à dire une structure complexe, d’une grande souplesse, certes, mais en fin de compte fixe et en principe cohérente."
D'abord, je vois mal de corrélation entre discours parlé et discours écrit. Ensuite, j'en vois encore moins entre discours écrit et écriture. Je doute que l'écriture procède d'un "compromis", d'un équilibre entre un flux intérieur (lié au processus mental de la pensée) et une volonté de structurer le pensé. Desmond précise:
"[…] nous avons toujours plus ou moins l’impression, en particulier quand nous ne nous exprimons pas « machinalement », que nous n’avons pas dit exactement ce que nous voulions dire. Et comme nous le savons bien ! Qui n’a jamais eu l’occasion d’avouer : Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ne sais pas comment le dire… C’est difficile à dire… et ainsi de suite."
Mais écrire, n'est-ce pas précisément se soustraire au diktat du vouloir-dire, et même du dire tout court? L'écriture traduit-elle vraiment une pensée (hors langage?) ou ne produit-elle pas justement autre chose, qui échappe à la pensée tout en s'inspirant de sa puissance conceptuelle? Et ne parvient-elle pas à renoncer au dire pour permettre à autre chose que la pensée de s'écrire? La langue depuis laquelle j'écris – et qu'évoque Valéry – est-elle la langue de la pensée pure affranchie du carcan linguistique, ou n'est-elle pas plutôt – déjà! – une pensée-langue en cours de structuration (ou de déstructuration, d'ailleurs) ?
Quand j'écris, je ne retranscris rien. J'entre en écriture afin qu'advienne une forme nouvelle, qui puisse faire de la phrase un événement quasi corporel. J'accède à quelque chose qui n'est pas de l'ordre du dire – sinon je fais du roman et la marquise me donne l'heure à la seconde près. Certes, je n'écris jamais le livre que je voulais écrire, mais non parce que je ne suis pas arrivé à dire ce que je voulais dire. Je n'écris pas le livre que je voulais écrire, parce que l'écriture me permet de m'affranchir du vouloir-dire pour entrer dans l'espace du pouvoir-faire. L'échec ici est expérience, non compromis. Et l'unique cordeau des trompettes marines ne dit pas autre chose.
Quand j'écris, je ne retranscris rien. J'entre en écriture afin qu'advienne une forme nouvelle, qui puisse faire de la phrase un événement quasi corporel. J'accède à quelque chose qui n'est pas de l'ordre du dire – sinon je fais du roman et la marquise me donne l'heure à la seconde près. Certes, je n'écris jamais le livre que je voulais écrire, mais non parce que je ne suis pas arrivé à dire ce que je voulais dire. Je n'écris pas le livre que je voulais écrire, parce que l'écriture me permet de m'affranchir du vouloir-dire pour entrer dans l'espace du pouvoir-faire. L'échec ici est expérience, non compromis. Et l'unique cordeau des trompettes marines ne dit pas autre chose.