Aron Aji est traducteur. Né en Turquie mais ayant grandi dans une famille "multilangue", il dit ne pas trop savoir quelle est sa langue maternelle; en revanche, sa langue "littéraire", celle de ses études et de ses lectures, c'est l'anglais. Désireux de retrouver le chemin de sa "turquitude", il a compris qu'il lui fallait s'aventurer en "traduction", et c'est pourquoi il traduit désormais du turc à l'anglais. Ce parcours atypique lui fait dire cette chose étonnante (ici):
"J'ai désormais le sentiment que la traduction est ma langue natale."
Il y aurait long à dire sur ce sentiment, qui voit (perçoit, ressent, éprouve) le processus de la traduction comme une langue en soi. A première vue, on peut se demander comment une "opération" linguistique pourrait être assimilée à un "ensemble de signes". Pourtant, quiconque traduit a eu l'intuition de cette épiphanie: le traducteur ne navigue pas tant entre deux langues qu'entre deux écritures, et le processus (doublement décalé, donc) qui lui permet d'aider un livre à "recommencer" autrement est vécu moins comme une pratique artisanale que comme une expérience que je n'hésiterai pas à qualifier de "magique".
Bien sûr, magique est ici à prendre au sens non pas chamanique mais très concret : tout le monde sait que le magicien a un truc, et tout le monde sait que ce truc a nécessité des heures d'entraînement, mais tout le monde se laisse illusionner. Le traducteur escamote le texte original et lui en substitue un autre, en espérant qu'on n'y verra que du feu. N'y voir que du feu: l'expression, soudain, semble plus ardente que le laissait paraître son usage désinvolte. On a brûlé/consumé le texte original, et de ses cendres surgit un étrange phénix. Et avec un peu de chance, la colombe s'envole (et le lapin finit en civet).
Aron Aji explique que quand il traduit, il approche ses mains de sa bouche, et murmure les phrases jusqu'à ce que chaque son lui semble rouler de façon satisfaisante sur sa langue, heurter à bon escient ses dents, attentif aux mouvements des lèvres, au gonflement des joues, à la sensibilité de son palais… On l'aura compris: la traduction est affaire de muscle et de souffle. Non seulement elle exige de se forger une poétique mais contraint également à s'inventer une physique.
Une physique de la traduction? Pourquoi pas. On attend avec impatience un dictionnaire des positions du traducteur…