mardi 10 septembre 2013

Poétique du pluriel: Message reçu

Vincent Message publie jeudi aux éditions du Seuil un passionnant essai sur ce qu'il nomme "les romanciers pluralistes" (c'est le titre de son essai), en l'occurrence Robert Musil, Carlos Fuentes, Thomas Pynchon, Salman Rushdie et Édouard Glissant.
    On a tout de suite pensé à un autre ouvrage, paru en 1989 aux Etats-Unis, signé Tom LeClair, intitulé The Art of Excess, dans lequel LeClair se concentrait sur quelques romanciers américains (Pynchon, Heller, Gaddis, Coover, McElroy, Barth et LeGuin), reliés entre eux, selon lui, par ce qu'il appelle la "maîtrise" (mastery) – maîtrise des domaines culturels, des moyens narratifs et du lecteur. Bref, des livres prenant en compte la façon dont "la multiplicité et la grandeur créent de nouveaux rapports et de nouvelles proportions au sein des personnes et des identités". Mais là où LeClair explorait les arcanes de l'excès, le traitement de l'information, la compréhension du système, Vincent Message, lui, prend pour objet des entreprises romanesques, certes elles aussi "monstrueuses", mais qui "allient une diversité interne déroutante à un intérêt soutenu pour la diversité du réel politique et social". 
    Héritiers d'une tradition (perdue? retrouvée) qui remonterait à Cervantes et Rabelais, ces "romans du nous" ont tenté, pour reprendre l'expression de Deleuze, "à faire conspirer tous les éléments d'un ensemble non homogène". L'essai de Message vise donc à étudier en quoi ces "romans hétérogènes" finissent par élaborer ce que Fuentes appelait une "subjectivité collective". Et dégage quelques caractéristiques d'importance: ces romans sont réactifs (ils se confrontent aux crises), non réalistes, mondialistes, maximalistes (ce qui les lie à la tradition de la satire ménippée, si l'on suit Bakhtine), spéculatifs, ambitieux (et difficiles).
    Un des grands mérites de l'essai de Vincent Message est de non seulement convoquer la philosophie mais de monter que les écrivains mêmes dont il parle participent également d'un travail philosophique. L'autre grand mérite, outre la rigueur des analyses auxquelles se livre l'auteur, est de se pencher sur le cas Pynchon, romancier fort peu commenté et étudié en France. A cet égard, les pages sur la "stratégie périphérique" de Pynchon dans L'Arc en ciel de la gravité sont lumineuses.
    Expérimentation: le mot figure dans l'essai de Message, et ce dernier en définit très intelligemment et très subtilement les enjeux:
"[…] cet esprit d'expérimentation prend un relief singulier dans les romans pluralistes. Sans doute cela tient-il au fait que la catégorie de possible y joue un rôle charnière, en conjoignant l'intérêt des auteurs pour les enjeux de la science moderne et leur goût non moins marqué pour la pensée utopique." (p.199)
Un des concepts clés de l'essai est celui du choix considéré dans sous l'angle du vertige, un concept que Message développe et enrichit par d'autres concepts, comme le nomadisme, la fuite, l'inidentifiable, qu'il emprunte à Ricœur et Deleuze. D'où l'intérêt d'en revenir par exemple, comme il le fait, à Flaubert et à Bouvard et Pécuchet, personnages "compulsifs et versatiles", qui permettent de comprendre ce que sont les nouveaux personnages imaginés par exemple par Musil, Fuentes, etc. Tout au long de cet essai se construit donc (et s'affine) une "poétique pluraliste" axée entre autre sur la "quête de la singularité esthétique", poétique que Message cherche également chez d'autres auteurs que les cinq étudiés, ce qui fait de son livre un guide (virgilien?) indispensable pour s'aventurer dans cet enfer sur terre qu'explorent et refaçonnent les grands magiciens de la fiction plurielle.
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Vincent Message, Romanciers pluralistes, éd. du Seuil,  26€

2 commentaires:

  1. Dire que tu m'as donné envie d'accueillir ce Message tiendrait de l'euphémisme: je m'y précipiterai! D'autres auteurs auraient pu y figurer (ils y sont peut-être, je ne le saurai qu'en le lisant...): Broch, Sabato, Kusniewicz, Loyola Brandão, Vollmann, et j'en passe, et des meilleurs!
    Pensée aussi en forme de clin d'œil aux maîtres du singulier et du ciselé (en vrac et tout à fait subjectivement: Proust, Noteboom, Lezama Lima, Härtling, Magris, etc - la liste n'est pas moins longue...) qui mériteraient peut-être aussi que l'on se penche, dans un ouvrage qui en traiterait en tant qu'"ensemble", sur leur irréductible différence...

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