jeudi 19 septembre 2013

Les raquettes de Lowry

Au tout début de Au-dessous du volcan, le docteur Vigil et Laruelle sont assis à la terrasse du Casino et boivent de l'anis. Ils viennent de jouer au tennis. Leurs raquettes sont posées sur le parapet, leurs cordages maintenus par des presses. La presse du docteur, nous dit Lowry, est triangulaire, alors que celle de Laruelle est rectangulaire. Un détail en apparence anodin, mais qui, forcément, intrigue. Pourquoi cette précision? On peut, bien sûr, aller chercher du côté de la symbolique des nombres, et voir dans l'addition de ces deux formes [3+4] le fameux chiffre 7 qui irrigue tout le roman de Lowry, et dont Lowry a lui-même souligné l'importance:
"la passion pour l'ordre même dans les plus petites choses qui existent dans l'univers; 7 est également est le numéro sur le cheval qui tuera Yvonne et 7 l'heure à laquelle mourra le Consul."
     On peut aussi voir dans ce détail un moyen d'attirer l'œil du lecteur sur le parapet où sont posées les raquettes, parapet qui sépare les deux hommes des pénitents en train de défiler un peu plus loin. Le parapet comme limite, marge, frontière – le fait est que le mot revient à plusieurs reprises dans le roman. On pourrait tout aussi bien tenter d'y voir une définition géométrique de chacun des deux personnages, étudier en quoi le triangle convient au docteur et le rectangle à Laruelle, tenter une approche quasi graphique de leur personnalité. Il pourrait y avoir là une piste.
     Bref, il s'agit là d'un détail, à la fois visuel et symbolique, dont le lecteur ne sait a priori quoi faire – ni s'il doit en faire quelque chose. Il ne s'y arrêtera d'ailleurs peut-être pas. Pourquoi Lowry ne donnerait-il pas de détails de ce genre, après tout? Pourtant, dans le processus de lecture, la présence, via ces formes, du 3 et du 4, hors tout symbolisme possible, n'a rien d'étonnant: au contraire, elle sert à attirer l'attention du lecteur sur une des caractéristiques de ces deux premières pages inaugurales: Au-dessous du volcan début par le compte. Le monde est là, nous le voyons, et pour fixer sa fausse permanence nous allons procéder à son inventaire.
     Pas moins de onze indications de quantité précèdent le détail des raquettes: "deux chaînes des montagne", "surplombant une de ces vallées", "deux volcans", "six mille pieds", "dix-neuvième parallèle", "dix-huit églises", "cinquante-sept cantinas", "quatre cents piscines", "deux courts de tennis", "deux hommes en flanelle blanche"… Sans compter d'autres précision numériques plus vagues: "nombre de vallées", "de nombreux et splendides hôtels"… Rarement un roman aura commencé par une nomenclature aussi comptable.
     Mais les presses appliquées au cordage de nos fameuses raquettes ne sont pas que des symboles déguisés en raquettes. Ce sont aussi des formes, et l'on constatera qu'avec elles se produit le passage du nombre à la forme. Elles sont comme les ombres portées des deux personnages, ou les fantômes des deux personnes importantes dont ils parlent. Le fait est qu'une page plus loin Laruelle se lève et pose ses mains sur les raquettes – une main sur chaque raquette, comme s'il s'agissait des deux sceptres complémentaires d'un même royaume, en tout cas il y a quelque chose de presque majestueux dans son geste:
"resting his hands one on each tennnis racket, he gazed down and around him…"
Et dès qu'il pose la main dessus se produit à nouveau, un inventaire/descriptif du monde, mais vu cette fois-ci depuis le parapet. Les chiffres, soudain, sont moins présents: ce sont les couleurs et les formes qui ont pris le dessus: le rose du coucher de soleil, le bleu de l'écharpe de fumée, les méandres d'un cours d'eau, les collines violettes…
   Nos intrigantes raquettes auraient-elles un pouvoir magique? En fait, il faut avancer dans le texte pour trouver la confirmation de leur "pouvoir". Une dizaines de pages plus loin, en effet, la raquette revient: Lowry nous décrit alors Laruelle comme "un chevalier d'autrefois avec une raquette de tennis pour bouclier", ”[rêvant] un moment de batailles auxquelles l'âme a survécu avant de s'aventurer là".
    Une raquette de tennis comme bouclier? Soudain, se dresse dans nos mémoires l'image de Don Quichotte ! Le match entre Lowry et son lecteur a commencé. Libre à nous de nous changer en moulin, moulin à textes, offert aux quatre vents de la lecture…

3 commentaires:

  1. J'ai lu ce livre il y a très longtemps.... Il me faudrait le relire à la lumière de ce clavier devenu lampe de chevet....

    RépondreSupprimer
  2. Brillant... comme toujours !

    RépondreSupprimer
  3. Tous ces nombres, formes, symboles, Claro s'y est penché, et c'est fabuleux! (pas sûr que Lowry y ait également pensé, moi je vais le faire en sirotant quelques verres d'un whisky de légende, juste histoire de rétablir l'équilibre...)

    RépondreSupprimer