lundi 16 septembre 2013

Bouquet d'amériques

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Laissons la question de savoir si Nos amériques de Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
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Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

2 commentaires:

  1. C'est rare un compte-rendu de poésie qui donne envie de découvrir un texte. Et c'est assez précieux, d'autant plus si le critique s'arrête sur le jeu de syllabes, qui est un sujet peu abordé.
    Alors que c'est pourtant dans la syntaxe et dans les sonorités que la poésie contemporaine se fait le mieux entendre.
    Donc, merci.

    Si vous avez le temps : Ecoutez Henri Van Lier parler d'Artaud, il prend le temps de décrire longuement comment le langage est fait autant de sons que de syllabes...
    http://henrivanlier.com/anthropogenie_locale/phylogenese/histoire_langagiere28.html

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  2. “Everyone knows how to talk, and no one knows what to say.” Nick Hornby once said...
    Et puis Michon, dans "le roi vient quand il veut" que tu évoquas brillamment, en tant que libraire d'un jour, chez Charybde: "Je ne retourne à rien, je continue. Je laisse en moi continuer ce qui s'est toujours passé en littérature, et comment pourrait-il en être autrement? La table rase est une bêtise, nous avons lu, [*] nous écrivons sur et avec la littérature universelle, nous ne passons pas par-dessus. Nous imitons, oui, comme on l'a fait depuis le début, nous imitons passionnément et en même temps passionnément nous n'imitons pas: chaque livre, à chaque fois, est un salut aux pères et une insulte aux pères, une reconnaissance et un déni..."
    Là, comme chez le regretté Tarkos, j'y ai surtout vu "l'insulte" et "le déni"... Et puis, content néanmoins d'en avoir fait l'expérience, j'ai repris un bon vieux Pélieu, lequel n'écrivait pas vraiment autre chose, ni moins bien d'ailleurs - et c'est ce qui importe...

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