En cette rentrée littéraire où il est paraît-il question d'un très gros livre écrit par un auteur dont le prénom commence par un Y et dont le nom se termine par un X (comme si l'alphabet, subodorant une foncière incompatibilité entre les possibilités infinies de la langue et le gloubi-boulga paru sous couverture jaune dudit auteur, avait tenté un ultime mais vain rétropédalage), on n'hésitera pas à se ruer sur un tout autre ouvrage, aux dimensions plus modestes, mais au propos incandescent, je veux parler du Manhattan Volcano de Pierre Demarty, paru ces jours-ci aux Belles-Lettres, dans la collection Tibi, et dont on espère que les libraires feront leur coup de cœur.
Sous-titré "Fragments d'une ville dévastée", Manhattan Volcano semble tout entier surgi de ces quelques mots de Pline le Jeune à Tacite: Nubes oriebatur – un nuage montait… Souvenez-vous: on est en août 79, il fait beau, il fait chaud, et le petit Pline, à peine majeur, assiste à l'éruption du Vésuve. Il prend alors la plume et écrit à Tacite afin de décrire ce qu'il a vu, et ce qu'il a vu est "une nuit plus noire et plus dense que toutes les nuits".
Quelques siècles plus tard, le narrateur se rend à New York. On est, là encore, en août, mais c'est l'année 2001. Porté par une intense excitation, liée à l'exil volontaire et à la découverte de la Ville, il se retrouve happé par ce mirage d'acier et de pierre et déjà s'interroge, en écho au Rilke des Cahiers: C'est donc ici que les gens viennent pour vivre? Lui aussi va se changer en épistolier du malheur. Non pour dire mais pour aller au-delà de ce qu'il a vu sans voir.
Décrire New York? Encore faut-il la voir… Le narrateur sait la vision déjà éclatée, détruite, recomposée, il sait l'illusion et la démesure, l'impossibilité de coller des mots sur ce "golem d'acier profane". Sera-t-il l'Ismaël de cette baleine verticale ? Saura-t-il élever la voix "au milieu des typhons", comme le disait Melville? Mais le mois de septembre, que chantait Barbara – "beau temps pour un chagrin que ce temps couleur d'ombre" – se voit, en son onzième jour, fracassé: les tours tombent, le nuage monte…
Demarty ne se contente pas de pénétrer dans la matière rugissante qui prend New York en otage, il s'y aventure aux côtés des spectres et des poètes, et, tel Ginsberg poussant son hurlement, ce howl qui quelques années plus tard se changera en screaming sous la plume de Pynchon, il tente, en un geste anaphorique, de dire ce qu'il a vu… I saw… Non plus les "best minds of my generation" de l'oncle Allen, mais les survivants malgré eux du cauchemar américain, pris entre l'indicible fracas et l'insidieux silence. Il erre, déambule, se sachant aveugle, sourd, mais se méfiant du mutisme. Le voilà dans le nouveau monde, loin des anciens parapets, et pourtant c'est déjà la terre brûlée de Pompéi que foulent ses pieds aux ailes rognées.
Acérée, mélancolique, jamais dupe d'elle-même, la prose de Demarty entraîne le lecteur dans les arcanes du volcan new-yorkais, "dans les ruines de soi", aussi. Manhattan Volcano n'a rien d'un de ces précieux petits bijoux ciselés qui sentent encore la peinture à maquette et qu'on ne peut lire qu'empaillé : c'est une lettre sismique, un tremblé têtu, le témoignage d'un témoignage, comme on parle de peinture d'une peinture, à la fois lucide et incandescent, et si, comme le dit le narrateur, "il faudrait être mort, puis renaître", alors saluons l'orphisme de ces pages qui ont su, au dernier moment, se retourner.
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Pierre Demarty, Manhattan Volcano, fragments d'une ville dévastée, Les Belles Lettres, coll. Tibi, 11€
Quelques siècles plus tard, le narrateur se rend à New York. On est, là encore, en août, mais c'est l'année 2001. Porté par une intense excitation, liée à l'exil volontaire et à la découverte de la Ville, il se retrouve happé par ce mirage d'acier et de pierre et déjà s'interroge, en écho au Rilke des Cahiers: C'est donc ici que les gens viennent pour vivre? Lui aussi va se changer en épistolier du malheur. Non pour dire mais pour aller au-delà de ce qu'il a vu sans voir.
Décrire New York? Encore faut-il la voir… Le narrateur sait la vision déjà éclatée, détruite, recomposée, il sait l'illusion et la démesure, l'impossibilité de coller des mots sur ce "golem d'acier profane". Sera-t-il l'Ismaël de cette baleine verticale ? Saura-t-il élever la voix "au milieu des typhons", comme le disait Melville? Mais le mois de septembre, que chantait Barbara – "beau temps pour un chagrin que ce temps couleur d'ombre" – se voit, en son onzième jour, fracassé: les tours tombent, le nuage monte…
Demarty ne se contente pas de pénétrer dans la matière rugissante qui prend New York en otage, il s'y aventure aux côtés des spectres et des poètes, et, tel Ginsberg poussant son hurlement, ce howl qui quelques années plus tard se changera en screaming sous la plume de Pynchon, il tente, en un geste anaphorique, de dire ce qu'il a vu… I saw… Non plus les "best minds of my generation" de l'oncle Allen, mais les survivants malgré eux du cauchemar américain, pris entre l'indicible fracas et l'insidieux silence. Il erre, déambule, se sachant aveugle, sourd, mais se méfiant du mutisme. Le voilà dans le nouveau monde, loin des anciens parapets, et pourtant c'est déjà la terre brûlée de Pompéi que foulent ses pieds aux ailes rognées.
Acérée, mélancolique, jamais dupe d'elle-même, la prose de Demarty entraîne le lecteur dans les arcanes du volcan new-yorkais, "dans les ruines de soi", aussi. Manhattan Volcano n'a rien d'un de ces précieux petits bijoux ciselés qui sentent encore la peinture à maquette et qu'on ne peut lire qu'empaillé : c'est une lettre sismique, un tremblé têtu, le témoignage d'un témoignage, comme on parle de peinture d'une peinture, à la fois lucide et incandescent, et si, comme le dit le narrateur, "il faudrait être mort, puis renaître", alors saluons l'orphisme de ces pages qui ont su, au dernier moment, se retourner.
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Pierre Demarty, Manhattan Volcano, fragments d'une ville dévastée, Les Belles Lettres, coll. Tibi, 11€
Superbe article, qui donne vraiment envie de lire ce livre, très intrigant ; curieux que ce livre ait été passé sous silence dans la plupart de nos grands médias, alors que ça sent le chef-d'oeuvre à plein nez ; je cours l'acheter, merci Claro !
RépondreSupprimerBonjour Claro,
RépondreSupprimerTrès très tentant, je crois que je vais moi aussi subir cette éruption...
Et le fait que l'ouvrage ne fasse pas le buzz à l'occasion de cette rentrée parle plutôt en sa faveur, finalement.
Bonne soirée.