Si l’Amérique était un arbre généalogique, celui de
Danzy Senna serait un Yggdrasil ravagé par la foudre, aux branches sectionnées,
envahi par le lierre, avec quelque part une cabane abandonné. L’escalader
reviendrait non à atteindre les plus hautes branches pour rechercher
le soleil, mais à s’égarer dans ses racines pour sonder les ombres.
Dans Où as-tu
passé la nuit ?, l’auteur tente non seulement de démêler les fils (et pères) –
souvent rompus, cachés, tus – de son histoire familiale mais de comprendre pourquoi
ils furent emmêlés, rompus, cachés, tus. Fille de Fanny Howe, une descendante de la haute société bostonienne, et de Carl Senna, jeune écrivain noir ayant
grandi dans la misère, Danzy Senna décide un jour de voyager dans le brouillard
des dénis, mensonges, demi-vérité, fictions qui enveloppent ses origines. L’échec
du mariage de ses parents, la vie plus que mystérieuse de sa grand-mère
paternelle, les raisons qui ont fait que son père a cessé d’être un
« écrivain prometteur » pour sombrer un temps dans l’alcool et la violence
conjugale, le parcours de chacun et de ses prédécesseurs dans une Amérique où
la mixité était interdite mais courante, où l’argent de l’esclavage se
changeait en blanches et belles demeures pour les Nantis : les écueil sont
nombreux, mais Danzy Senna les affronte tous.
Un jour, elle part avec son père retrouver les
lieux d’enfance de ce dernier. L’odyssée est brève et âpre. Pourquoi Anna, la
mère de Carl, l’a-t-elle laissé dans un orphelinat pendant plusieurs années
avec ses frères ? Le prêtre irlandais qu’aimait Anna fut-il davantage
qu’un simple amant ? Le boxeur mexicain dont Carl ne possède rien d’autre
qu’une coupure de presse vantant un de ses match est-il vraiment son
père ? Les questions se bousculent, se heurtent, se défient. Une Amérique
honteuse et secrète résiste ici à s’exprimer.
Mais ce travail d'excavation n'empêche pas Danzy Senna de garder la tête froide et de nous offrir des scènes d'anthologie, des moments de bravoure (au sens littéral), comme cette "messe noire" où l'entraîne une lointaine parente et où les corps voltigent sous la force de la rédemption, ou encore cet inénarrable repas de famille, "cène" bigarrée où la pluralité des sangs évite l'explosion.
Mais Danzy Senna a surtout compris que c'est par l'écriture qu'elle
éluciderait cette suite de charades dévastées, et son livre est,
par sa construction et son montage alterné, musical, un effort pour réécrire la mémoire
de ce qui fut détruit. Menant son enquête tel un détective privé, en sachant que le
crime commis continue de se perpétrer à chaque instant, elle s’enfonce autant
dans le Sud des Etats-Unis que dans le sud de son être, où elle sait que réside
non la vérité mais la perception de toutes les contradictions. Proche par bien
des côtés du Livre de Jon, d’Eleni Sikelianos,
Où as-tu passé la nuit ? est un
chant têtu dans la forêt des origines.
Cherchant les mots pour dire son rapport à son
père, Danzy Senna peut enfin écrire :
« […] je suis sa créature noire : sans lui, je ne serais rien, rien qu’une wasp au bronzage permanent ; sans lui, je serais dénuée de tout point de vue, de toute flamme. »
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Danzy Senna, Où
as-tu passé la nuit ? Une histoire personnelle, traduit de l’américain
par Béatrice Trotignon, éd. Actes Sud
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