Difficile de parler du dernier livre de Pierre Senges, Zoophile contant Fleurette (Cadex Editions). Difficile, et quasi impossible, puisque déjà l'ont fait Stéphane Audeguy, dans sa préface au livre, et Eric Chevillard, dans un article paru dans Le Monde, le premier avec une malice et un art de l'oxymore inégalables, le second avec une bienveillance et une justesse qui placent la barre exégétique assez haute. On n'en parlera donc pas, on gardera le silence, on évitera le piège qui consisterait à divulguer l'argument du livre (Noé ensemençant la faune au gré des courants qui emportent sa nef afin de préserver les multiples espèces animales), tout comme le piège qui consisterait à commenter la nature de sa prose (s'attarder, par exemple, sur le procédé éminemment littéraire de liste, ou sur l'humour fonctionnant à l'allusif ou au déplacement). Oui, il serait vain, après Audeguy et Chevillard, de revenir sur ce qui fait la cinglante et faussement naïve particularité de l'auteur, tout comme il serait vain de décortiquer telle ou telle entrée de son catalogue zoophile, qui n'est bien sûr pas un éloge des amours à poil, écailles ou cuir, ni une tentative hagiographique censée éclairer un pan aussi obscur qu'aqueux de la vie de Noé. Cet effort nous est épargné, et l'on s'en veut de ne pas avoir fait pâture de cet opuscule avant que ne s'abattent sur lui ces deux grandes mangoustes de la littérature contemporaine que sont Eric et Stéphane. Car à quoi bon rappeler au lecteur, désormais averti, prévenu, hélé, que le livre de Pierre Senges est d'une drôlitude insensée, à la fois douce et amère, à quoi bon souligner la millimétrique ambition de sa phrase qui semble, rhétorique aidant, déguster son sujet comme un cannibale son petit-neveu? On ne peut que renoncer à louer son art de la nuance, nuance qu'il manie pourtant avec l'ingéniosité d'un fabricant de curare. Bref, on conviendra avec moi que l'art, à défaut d'être aisé, n'a pas la démarche tortue de la critique. Et l'on voudra bien me pardonner ma prudence et admettre que, face à un ouvrage qui raconte, sans complexe ni lacune, la grande aventure de la zoophilie pendant le Déluge, je ne puis me permettre de sacrifier à la fastidieuse et parfois douloureuse méthode (et pratique) que d'aucuns ont baptisée, non sans une surprenante acuité visuelle et tactile, la sodomisation des mouches. D'une part, parce que les ailés muscidés auraient du mal à exprimer leur gratitude après pareil traitement, et en outre parce que cela obligerait Pierre Senges à commenter une fois de plus une espèce dont il a pourtant dit, de façon définitive :
"La mouche: encore maintenant, il est presque impossible de dire où, et comment, et combien de temps, et dans quelle posture, et si cette nervosité suivie d'abattement était bel et bien des noces." (p.32)
« Vie mystérieuse de l'oeil. Agrandissement. Milliards d'éphémères, d'infusoires, de bacilles, d'algues, de levures, regards, ferments du cerveau. Silence. Tout devenait monstrueux dans cette solitude aquatique, dans cette profondeur sylvestre, la chaloupe, nos ustensiles, nos gestes, nos mets, ce fleuve sans courant que nous remontions et qui allai s'élargissant, ces arbres barbus, ces taillis élastiques, ces fourres secrets, ces frondaisons séculaires, les lianes, toutes ces herbes sans nom, cette sève débordante, ce soleil prisonnier comme une nymphe et qui tissait, tissait son cocon, cette buée de chaleur que nous remorquions, ces nuages en formation, ces vapeurs molles, cette route ondoyante, cet océan de feuilles, de coton, d'étoupe, de lichens, de mousses, ce grouillement d'étoiles, ce ciel de velours, cette lune qui coulait comme un sirop, nos avirons feutrés, les remous, le silence. Nous étions entourés de fougères arborescentes, de fleurs velues, de parfums charnus, d'humus glauque. Écoulement. Devenir. Compénétration. Tumescence. Boursouflure d'un bourgeon, éclosion d'une feuille, écorce poisseuse, fruit baveux, racine qui suce, graine qui distille. Germination. Champignonnage. Phosphorescence. Pourriture. Vie. Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie. Mystérieuse présence pour laquelle éclatent à heure fixe les spectacles les plus grandioses de la nature. »
RépondreSupprimerBlaise Cendrars