Quand Pacôme Thiellement s'attaque à un objet, l'objet chante. Littéralement. C'est le cas pour la série télévisée Lost, à laquelle il a consacré un opus: Les mêmes yeux que Lost. Le propos de Thiellement est complexe. Dans un premier temps, on pourrait croire qu'il endosse le costume du décrypteur, et qu'il va se contenter de déplier les choses, de commenter les plis, voire d'en faire d'autres. Mais ce serait aller trop vite en besogne. Surtout quand il s'agit de Lost, un objet qui, un peu comme La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski, est plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur. Lost, en dehors de tout jugement esthétique, a le mérite de prendre le spectateur pour un lecteur. C'est une série qui saisit l'œil en lui promettant des réponses. Des réponses qu'elle finit par attendre de lui. D'où l'impossibilité, ou la vanité, de tout décryptage. Voilà pourquoi Pacôme Thiellement préfère déplacer l'île des naufragés, la faire voyager, l'attirer à coups d'aimants savants. Comme il le dit très clairement page 59:
Il y a deux Lost: un Lost dont la dimension ésotérique de la pop culture est la matière, et un Lost dont le caractère pop est en réalité une opération de désoccultation de la matière ésotérique elle-même.
L'essai de Pacôme Thiellement n'est donc pas un essai, mais plusieurs essais, plusieurs tentatives pour arracher la série à son socle cathodique et la faire vibrer à d'autres fréquences, celle de la terre creuse, celle du "roi du monde", de la gnose, etc. Henry James est également convoqué, avec son motif visible/invisible, tel qu'il est exposé dans L'Image dans le tapis — autrement dit: comment être perçant? Mais la fréquence la plus pertinente est plus secrète:
Ce livre est le récit de ma relation à l'écho de [la] musique lointaine et cachée [de Lost].
On sait que nombre de spectateurs, tenus six ans en haleine, ont été furieux suite au dénouement de la série. Pour l'auteur des Mêmes yeux que Lost, la raison est simple: ils sont passés à côtés d'eux-mêmes. Ils n'ont pas compris que Lost les interrogeait et ont préféré continuer à interroger Lost. Alors qu'il fallait quitter l'île, sans regret, sans amertume. Parce qu'on n'est pas tous les jours Jack Shephard. Le thème de Lost, du moins un de ses thèmes apparents, c'est le rapport au père. Doit-on haïr ce qu'on craint de devenir un jour? L'autre thème, plus sous-jacent, c'est cette vaste blague: Vous pensiez vraiment qu'on allait tout vous expliquer? Vous pensiez vraiment que tout s'explique? Comme le dit Thiellement, ce qu'on touche du doigt, ou plutôt de l'œil, c'est
"l'impossibilité d'accéder à une quelconque information fiable sur les tenants et les aboutissants du récit tout le long de celui-ci"
Oui, le spectateur, à l'instar des "disparus", appuie régulièrement sur le bouton de sa télécommande pour empêcher la fin du monde (de la série). Il est étonnant à cet égard que Thiellement ne s'attarde pas sur la polysémie des noms propres de Lost, qui sont eux-mêmes comme des boutons déclenchant d'autres ailleurs. Parce que, bon, John Locke et Desmond Hume… ça fait déjà beaucoup d'empiristes! Ou Jack Shephard, dont le nom signifie quasiment "berger". Ou Richard Alpert, dont l'homonyme, ami de Thimothy Leary, se rendit un jour en Inde et devint "servant de Dieu". Ou Kate Austen, sorte de Jane Austen décalée en fugitive. Ou encore Daniel Faraday, dont le nom reste lié à l'électromagnétisme. Ou Sawyer, qui a plus d'un trait commun avec le héros de Mark Twain. Ou Sayid Jarrah, dont le nom rappelle celui de Ziad Jarrah, l'un des terroristes du 11 septembre. Ou Linus, qui n'était que le "deuxième pape"…
Mais le fait que Thiellement ne se lance pas dans la chasse aux doubles n'est finalement pas si étonnant que ça, peut-être. Son propos n'est pas de retourner les cartes. Il n'attend rien de l'exégèse, sinon la grâce. Car il cherche, et trouve, autre chose: la modification de l'être à l'épreuve de la vanité des signes. Les signes ne nous montrent rien, sinon nous-mêmes en train de les traquer. Notre vie est un parcours, mais seulement si nous la bâtissons à l'ombre de la défaite (et l'auteur de rappeler la phrase de Borgès où il est dit que la défaite a une dignité qui appartient rarement à la victoire). Nous échouons si nous nous contentons de parcourir le grand livre des détails et pensons qu'en reliant les points on obtient des lignes. L'initiation, qui est la grande affaire de Thiellement, est une façon de rendre l'individu à ses lacunes. Cela consiste à entrapercevoir ses vies autres, ses existences "flash-sideways", puis à embrasser le chaos du choix comme si l'on dévorait une matrice de l'intérieur.
On l'aura compris; le livre de Pacôme Thiellement n'est pas une "interprétation". C'est une danse. Il faut faire danser le sujet, ou même danser le sujet, si l'on veut qu'il s'anime autrement. Prenez une île. Faites-en une série. Puis prenez la série, faites-en une île. Entretemps, l'île est devenue un œil. Il suffit d'ôter le voile de maya qu'est la paupière. Encore faut-il savoir dévoiler sans révéler. C'est tout l'art de Pacôme Thiellement: le dévoilement sans la révélation. La forme d'une épiphanie plutôt que sa teneur. La magie.
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