mercredi 13 avril 2016

Un style sinon rien : quand Vilain poncifie

L’essai  de Philippe Vilain, La littérature sans idéal, est tout à fait passionnant, tant par l’incurie de ses thèses que par l’arrogance de ses conclusions. Précisons pour ceux qui ont du temps à perdre que le sujet de son livre est le « désenchantement de la littérature française contemporaine ». Oui, la LFC n’est plus « enchantée » — d’ailleurs, si jamais vous la croisez, vous verrez, elle ne vous tendra pas la main en disant : Enchantée ! Non, elle sera trop occupée à tweeter, sans doute. Mais trêve de plaisanterie.  De quoi s’agit-il ? Quid de ce désenchantage ? Là (ou plutôt : las), j’aimerais tant suivre Vilain dans son constat prudhommesque, quand il dit :
« Dès lors qu’elle n’éprouve plus la nécessité de faire de la langue son enjeu, la littérature triche et ment sur son statut propre, elle abuse le lecteur par une promesse littéraire qu’elle se sait incapable de tenir […]. »

Faire de la langue un enjeu, ça, je comprends. Mais à force de parler de la « littérature » comme d’une entité, on finit par croire qu’elle est entière, ou plutôt l’était, car, voyez-vous, désormais, de « faux » écrivains se sont introduits dans ses murs, « [semant] la confusion dans l’esprit du lecteur » qui ne reconnaît plus alors « le bon grain de l’ivraie ».  Que s’est-il passé ? Eh bien la littérature a subi deux rudes attaques : d’abord Céline, qui a rendu possible une écriture oralisante, pour ne pas dire relax, relaxante (et qui a fait passer Proust pour un réac) ; ensuite les Américains (ou l’argent ?), dont le roman décomplexé a introduit la mondialisation dans l’écriture et favorisé une « « rhétorique standardisée ». Bref, la littérature, aux yeux de Vilain, s’est « castrée à force de se conformer à une production commerciale convenue ».  Elle a subi un « nivellement militaire » qui a « [rasé] le crâne de toute singularité ». Ouch. Sans couilles ni tif, la voilà perdue, tel un bidasse eunuque.

Bon, je pourrais passer en revue les nombreuses thèses que Vilain retourne sur sa page comme autant de pâtés issus de moules en plastique rouges et bleus, mais à quoi bon. Il les façonne avec une rhétorique si éprouvée qu’on pourrait presque les croire résistantes à l’eau, mais à peine tente-t-on de s’en saisir que — scchhouffff, le sable soi-disant conceptuel vous coule entre les mains.

L’écrivain contemporain, selon saint Vilain, fait fi des modèles. Il a rompu avec les anciens et fraye avec l’immédiat. Il a renoncé à l’idéal (=le style) par peur du comparatif. D’ailleurs, Vilain donne plein d’exemples allant dans l’autre sens. Hum. Au lieu de prendre Voltaire comme modèle, l’écrivain préfère les people — comme Moix, par exemple,  qui s’occupe de Claude François – sauf que bon, le chanteur est le sujet de Moix, pas son référent, donc on ne comprend pas bien. Et Beigbeder ? N’est-ce pas risqué de parler du 11 septembre juste après les événements ? « La proximité temporelle » n’est « pas sans danger », nous dit Vilain. C’est vrai que Voltaire n’était pas du genre à réagir au quart de tour (tiens, un tremblement de terre ! ouh-là, attendons encore cinq minutes avant d’en causer).

Mais non, c’est foutu. La littérature est désormais fascinée par le déclin, la chute. Allons bon. Heureusement que Balzac ne raconte que des ascensions, et Hugo que des consécrations… Il faut dit que « le sens s’est dilué dans le karaoké du monde ». La formule est jolie, et si votre guéridon est bancal, je pense qu’elle pourra servir.
Passons surtout sur la typologie de l’écrivain à laquelle se livre Vilain :

1/ le pro : il a fait des études et il ne fait qu’écrire, tant mieux pour lui, c’est qu’il en a les moyens, ou est à l’Académie, mais il ne s’abaisse pas à l’intermittence ;

2/ le semi-pro : il fait plutôt ça pour vivre, souvent il bosse dans l’édition, ce grigou ; il se répartit en :
2.1 l’écrivain médiatique (il est rusé et bien coiffé)
&
2.2 l’écrivain auto-institué (il squatte les réseaux) ;

3/ L’écrivain d’obédience (là, on ne comprend ce que c’est, mais c’est pas grave).

Passons également sur la distinction entre critique légitime (la presse papier) et critique illégitime (en gros, les blogs).  La critique légitime se remettra-t-elle de ses hordes de e-critiques amateurs qui ne font que diffuser de  l’opinion ? Pas sûr. Mais il faut dire que la critique légitime n’a pas de chance : elle subit des pressions économiques. On lui a réduit son espace d’expression, du coup elle est parfois obligée de schématiser. Mais au moins elle est légitime. Alors que sur internet, ils sont jaloux, c’est la démocratie qui rame et veut la tête du capitaine. Electronique ta mère, hein.

Quoi d’autre encore ? Ah oui. La notion de valeur littéraire. Vilain voudrait – même s’il sait que ce n’est pas très réaliste – qu’il existe – idéalement… – en librairie un rayon « littérature littéraire » et un autre intitulé « littérature de consommation ». On ne sait pas si ce sont les auteurs ou les éditeurs qui décideront où que c’est qu’il vaut mieux être rangé, mon brave monsieur. Il faudra aussi prouver qu’on fait de la langue un enjeu, et pas seulement économique ou médiatique.

Bon, en fait, j’aurais pu m’abstenir d’écrire ce billet et commencer par le commencement. Oui, car le vrai hic dans tout ça, c’est le corpus dont se préoccupe Vilain. Son corpus (la fameuse LFC), il le circonscrit d’emblée et de façon assez rédhibitoire, et qui plus est en note de bas de page! Oui, à la page 13, il nous dit sans ambages ceci :
« on pourra discuter […] ma position de prendre en otage, sous l’appellation ‘littérature contemporaine’, la littérature la plus médiatisée, la plus primée, la plus vendue aussi, au détriment d’une autre, minoritaire et moins représentée ; mais c’est aussi que cette dernière, sans doute amenée à disparaître, joue un rôle secondaire dans le paysage, et, surtout, qu’elle ne pourrait économiquement pas subsister sans la première qui, si l’on peut dire, la subventionne […]. »

Les baleines qui nourrissent les goujons : on connaît la chanson. Et en plus les goujons vont disparaître. Mince alors. Et les petits éditeurs qui publient des auteurs exigeants, ils sont « subventionnés » par les gros éditeurs qui publient des auteurs faciles ?

On se demande bien comment Vilain peut penser une seule seconde déployer ne serait-ce que l’ombre du poil du cul d’une pensée, non seulement en prenant pour corpus « les plus primés », les « plus vendus », mais en noyant sans cesse le poisson, en se raccrochant aux vieilles branches moisies de la « valeur littéraire », de l’idéal littéraire, qui plus est en ne citant aucun auteur « mineur ». Guyotat est-il mineur ? On ne sait pas. Vilain préfère citer, comme « voix singulières », Nobécourt, Edouard Louis, Carrère, Liberati, Millet, Pancrazi…

Bref, le style est un idéal. Ergo, pas d’idéal = pas de style, et partant, pas de style= pas de littérature. Vilain parvient à penser comme Jourdain à proser. Sauf que je soupçonne Vilain de le faire exprès.

_____________

Philippe Vilain, La littérature sans idéal, Grasset, 16 euros.

5 commentaires:

  1. Merci, j'ai bien ri. Et j'avais failli lire cette "Littérature sans idéal". J'irai probablement chercher ailleurs l'idéal introuvable.

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  2. Ce petit Vilain a beau "jouer" sur les mots ; aucune confusion possible avec "La littérature sans estomac" de Pierre Jourde...

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  3. Ce Vilain essaie de jouer sur les mots, mais AUCUNE confusion possible avec "La littérature sans estomac" de Pierre Jourde !

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  4. Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, POL, 2016, 186 p.(apprendre à écrire en lisant)

    , Deux cents et quelques commencements ou exercices d’écriture ou de lecture amusants, le manifeste sans ambages : Dans quelle mesure l’écrivain lit-il en écrivant et le lecteur écrit-il en lisant?,
    Marc Cholodenko


    Hubert Haddad
    Le Nouveau Magasin d’écriture

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  5. Ah, merci Claro ! Cette confusion insupportable que Vilain fait, "Littérature" au lieu de parler, au minimum, de "Une certaine édition", et ses listes aberrantes de rapprochements douteux pour étayer ses arguments… !

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