© Tomi Ungerer |
1969, l’homme s’envoie en l’air,
pas seulement dans la Lune mais à la première Foire du Sexe internationale,
quelque part au Danemark, c’est-à-dire nulle part. Bardot, libido, prolo :
le désir, dûment attrapé par la queue, commence à circuler partout, il parle,
chante, et commence sérieusement à secouer le cocotier pompidolien. Entretemps,
un philosophe discret achève de fourbir ces bécanes conceptuelles. Après avoir
déplié Bergson et Leibniz, un certain Gilles Deleuze s’apprête à franchir une
ligne rouge et faire exploser les logiques du sens. Tout semble duel dans la
transgression à venir: philo/littérature, PUF/Minuit, esprit/corps,
pensée/désir, et pourtant tout est déjà en mouvement, tout vibre. Alors même
que reparaît le livre fondateur de Foucault sur la folie, c’est tout autre
chose qui se joue dans l’approche deleuzienne de la « schize », et ce
grâce à la rencontre avec le psychothérapeute Felix Guattari. On n’est plus,
avec Deleuze et Guattari, dans une archéologie taxinomique de la déraison ;
on est passé du coté de la production des concepts. « Le corps est une
usine surchauffée » – dixit Artaud. Trente ans après L’être et le néant, c’est au tour de L’Anti-Œdipe de jouer les pavés trublions.
D’une certaine façon, cette
extraordinaire boîte à outils qu’est L’Anti-Œdipe,
avec son indéniable résonance pop, s’avance sous des dehors polémiques.
C’est avant toute chose une critique de l’œdipianisme, et donc une attaque en
règle contre la psychanalyse et sa propension au repli triangulaire. Pour
Deleuze et Guattari, il est clair qu’on a sous-estimé la question du désir – le
grand invité de mai 68… – et qu’il convient d’en cartographier les puissances
sismiques. La thèse de départ, qui flirte avec le mot d’ordre, est la
suivante : « Si le désir produit, il produit du réel. » Fini
l’innocuité fantasmatique, la rengaine papa-maman : on bascule dans la
pratique, la production, voire le révolutionnaire. De là l’invocation aux
machines désirantes, déjà présentes dans l’art (via Duchamp, Roussel et consorts),
mais qui, bien que célibataires, vont chercher à se combiner, à se brancher. La
force inattendue de L’Anti-Œdipe,
c’est aussi cela : faire que leur livre soit aussi une machine désirante.
Il était temps de s’occuper des flux.
Ce qui frappe en premier quand on
ouvre L’Anti-Œdipe, c’est l’écriture,
syncopée, éprise de bricolage, décomplexée, une écriture gaie, frondeuse, en
quête d’alliés, de complices, et qui invite dans ses rouages les chantres du
désir et les mécaniciens schizophrènes. D’emblée, le texte est une boîte à
scansion, une ode au détraquement :
« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. » (p.7)
L’abolition de la
métaphore : c’est sans doute le grand coup d’état perpétré par Deleuze et
Guattari au sein de la sphère philo/psycho. Comme s’ils se mettaient, le temps
d’un livre, à délirer, ou plutôt à faire
délirer la pensée – celle du corps, celle du territoire – afin de faire
sauter le maximum de verrous. L’ouvrage, rappelons-le à toutes fins utiles et
séditieuses, est sous-titré « Capitalisme et schizophrénie ». La
critique du psychanalysme, pour
reprendre le terme employé par Castel quasiment à la même époque, débouche très vite sur une critique
sociale, politique, non des arcanes du pouvoir, dans la lignée de Foucault,
mais de l’ingestion de ses rouages dans le corps même du sujet. En réévaluant
les puissances de l’inconscient, nos deux auteurs cherchent à mettre sur pied
une « méthode » qui serait le contraire d’une réduction, une méthode
entièrement dévouée à la production de concepts nouveaux : la
schizo-analyse. C’est l’art des devenirs, et c’est le temps moléculaire. Le désir productif versus l’idéologie mortifère. Depuis, le
siècle n’attend plus que nous pour devenir deleuzien.
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