vendredi 20 novembre 2015

Du mal à réaliser : Levé multiplié

Treize ans après sa parution, Œuvres d’Edouard Levé, n’a pu qu’acquérir davantage de pertinence. Décrivant plus de cinq cents « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées », il interroge la création, surtout artistique, de point de vue finalement frontal (et humoristique) : créer, est-ce mettre à exécution une idée ? Quand l’art est conceptuel, cela peut sembler aller de soi, mais de façon plus générale ? D’où cette impression que, par un effet d’écho, l’idée de l’œuvre est susceptible de faire œuvre en soi. Cela renvoie bien entendu, en partie, à la dimension programmatique de toute œuvre : au départ, il y a projet, intuition, désir d’expérimentation – donc, pour schématiser, idée. L’intelligence de Levé a été de rendre follement pluriel ce mécanisme, comme si dans la prolifération des œuvres envisagées il avait cherché à atteindre ce paradoxe : l’infinité des possibles se heurte à la vanité de leur réalisation. C’est un des effets joyeusement pervers du livre de Levé : moquer l’impulsion créatrice tout en actant sa puissance.

En fait, ce que décrit souvent Levé, ce sont des « principes organisateurs » – le même objet photographié à intervalles réguliers, ou selon des points de vue différents ; l’aléatoire mis au service de la création ; des équivalences dégagées entre les arts pour établir des traductions possibles entre les formes ; une réduction de l’œuvre à son volume, sa matière, etc. ; une contrainte appliquée à la production d’une série… Quelques exemples :
« 143. Un labyrinthe peint en lait écrémé sur la façade d’un musée est détruit par les intempéries. »
« 245. Des photographies montrent, sans acteurs, des décors de studio pour films pornographiques. »
« 295. Plongé dans l’obscurité d’un placard, un homme couvert de poils rouges regarde par l’entrebâillement de la porte. »
On le voit, le canular côtoie ici le conceptuel, non pour que l’un annule nécessairement l’autre, mais pour insister sur le sens tronqué que dégage une œuvre dès lors qu’elle est extraite d’un contexte, d’une trajectoire, d’un corps. Ce qui manque à ces œuvres décrites, finalement, ce  n’est pas tant le fait qu’elles n’existent pas – d’autant plus que certaines existent désormais… –, mais le fait qu’elles soient orphelines. Orphelines et, qui sait, célibataires, un peu comme cette caméra qui, « lâchée du trentième étage, […] filme sa chute ». — Jusqu'ici, tout va bien…
__________________
Edouard Levé, Œuvres, coll. #formatpoche, P.O.L, 9,50€


2 commentaires:

  1. Mettre à exécution une idée ...les mots se tordent dans tous les sens en ce moment..

    RépondreSupprimer
  2. ah oui ! la contradiction des termes de la phrase: créer c'est mettre à exécution une idée, la guerre dans ce sens serait oeuvre, mettant à exécution une voire des idées assemblées ou non en plan ayant pour but une redéfinition des perspectives historiques, des frontières en les réinventant au moyen de moyens qui, toujours quelque soit la parti pris ou même en qualité d'observateur impartial , n'autorisent pas à oublier les morts en dernière injustice tout en revisitant la galerie des horreurs que les humains continuent de s'infliger mutuellement agités employés qu'ils demeurent au service des causes dont on ne veut plus savoir si elles sont conséquences. L'artiste rejoindrait dans son oeuvre le soldat, l'insurgé, le pirate, l'affreux qui tue l'idée en réactualisant chaque jour son idée en tuant soit par choix soit parce qu'il l'a perdu.

    RépondreSupprimer