lundi 23 novembre 2015

Sous la dictée désirante : Marie-Hélène Lafon

© Jacques Truphémus
Vous avez envie d'histoires? Mais d'histoires de quoi? De gens? De gens qui font des choses, en ressentent d'autres, subissent des déconvenues, les surmontent? D'histoires où ne bosse que l'histoire, où seul s'agite le récit, où l'on n'entend siffler que le fil rouge, serti de quelques nœuds avides d'être dénoués, où l'on ne voit que ce qui est dit? Lisez plutôt Histoires, de Marie-Hélène Lafon, recueil de textes où c'est la langue qui raconte, la ponctuation qui décide, le temps des verbes qui frappe.

Chez Lafon, on ne quitte jamais le réel, la matière des maisons, des lits, des champs, on sent toujours le bombé du ventre, la fuite de l'épaule, le grouillement du silence – et pourtant, si l'histoire est là, avec ses trous, ses bosses, ses rayures, si les êtres perdurent, sexués, violents, soumis, c'est la scansion qui prend sur elle le souvenir des corps. Dans le dernier texte du recueil, l'auteur revient sur la genèse de son rapport aux histoires:
"Au commencement, donc, il n'y aurait pas d'histoires, les histoires ne commencent pas; au commencement il y a du texte en morceaux, des corps et du rituel, de la répétition; le corps de la mère, de la maîtresse, le corps du maître; le rituel de la prière, de la lecture, de la dictée ou de la récitation; et la bribe choisie, le morceau élu, à lire, à réciter, ou à écrire sans fautes et sans ratures, et en tirant la langue."
Et Lafon d'insister, de dire qu'au début, fin 96, quand elle commence à écrire, là encore "elle tire la langue". Et de fait elle ne cesse pas de se livrer à cette pratique exigeante: tirer la langue, comme si la langue était à la fois un fardeau qu'on emmène partout avec soi, et une matière qu'on tire en tous sens, qu'on étire. C'est intéressant, aussi, cette histoire de dictée comme acte fondateur:
"Faire la dictée, c'était entrer physiquement dans le texte que délivrait, produisait, émettait tout le corps du maître […]; c'était habiter les méandres du texte, s'envelopper dans sa chair, s'y enfoncer, s'y mettre à l'abri."
Là où tant d'écrivains ont fini, au fil des livres, par ne plus produire qu'une laborieuse dictée où la langue ronfle au point d'endormir leur propre vigilance, Marie-Hélène Lafon, elle, est partie du sens profond, de l'expérience profonde de la dictée – où se conjuguent à la fois l'injonction (ce qu'on vous dicte de faire) et la diction (le rythme de la chose écrite et lue, la diction au sens musical). Voilà pourquoi les textes de Lafon font mieux et plus que parler des corps, ils en restituent les palpitations. Prenez la virgule. Souvent, chez Lafon, tout d'un coup, la virgule manque, elle a disparu, ça s'emballe. Mais l'on comprend alors que, non, la virgule ne manque pas, elle aurait été de trop, il fallait qu'elle disparaisse pour qu'apparaisse autre chose, souvent une voix, une énumération, la présence physique de l'autre. Et le point virgule? Chez Lafon, c'est comme une entaille, il sépare et à la fois il renforce les liens; il syncope, c'est davantage une gifle nécessaire, un métronome à taloches, afin que la phrase avance encore malgré la difficulté de ce qui s'y fait jour. Quant aux temps verbaux, ils possèdent cette subtile puissance flaubertienne: le passé simple en perpétuel duel avec l'imparfait, le présent qui avance comme une saison, une servante, une officiante, le passé composé qui prépare aux douleurs, 

Il faudrait aussi parler de l'épithète, éminemment rimbaldien chez Lafon, qui vient soudain injecter de l'atroce, du monstrueux, mais aussi de l'indicible, et qui plante ses crocs dans le substantif comme pour l'enfoncer dans la boue du texte, et qui est rare, précieux: "l'appétit bruyant", la "gluance galopante", "l'eau grise", les "impérieuse fragrances", 'l'air cru"… 

Il faudrait parler, aussi, très précisément de la scansion, que l'usage du point martèle, que l'anaphore rend hypnotique, avant que ça déraille, que ça crisse. Des sensations, qui bombardent discrètement chaque énoncé. De la phrase qui s'obstine à vouloir, sans cesse, réinventer notre respiration de lecteur. Du corps de l'homme et du corps de la femme, dont Lafon évalue en chaque détail les densités, les reculs, les affres. Du paysage, qui n'est jamais paysage, mais matière brute et changeante, corps des saisons, pâte dure ou molle invitant aux inscriptions muettes, peinture perçue.

Des histoires? Oui, bien sûr. Mais qui racontent comment la langue reste animale, à l'affût, piégée dans les rapports de domination, avide de fuites souvent impossibles. Des histoires parce que la seule grammaire ici admise et magnifiée est celle du désir, même tu.

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Marie-Hélène Lafon, Histoires, éd. Buchet-Chastel, 16 €

3 commentaires:

  1. Pas forcément très simple tout cela

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  2. C'est en cherchant quelques écrits sur Marie-Hélène Lafon que je suis dirigé, par Wikipédia, vers votre blog. Je connais déjà celui-ci par ailleurs, mais ... bref. J'ai découvert cette auteure il n'y a que quelques semaines, mais déjà lu plusieurs ouvrages, après avoir commencé par "Joseph". Donc, pour vous dire que vous parlez d'elle de très belle manière. Les corps, les choses, les bêtes, cet univers créé avec tout ça, et qui fait sentir, toucher. Merci à vous.

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  3. Bonjour. Je finis ce livre et suis - comme après chacune de mes lecteurs de cette auteure- touchée, émue, sensibilisée. Mais pourquoi oubliez-vous de noter son prénom lorsque vous citez son patronyme ? C'est dommâge,cela peut paraitre cassant et tend à assécher votre raisonnement et le fond de votre pensée - qui par ailleurs es si riche ... Prenez exemple sur elle, elle cite et recite les noms et prénoms - comme autant d'éléments intrinsèques des personnages ; celui-ci s'appelle Joseph, celui-là, on le nommait Roland; celle-ci - Berthe- avait un prénom 'vieux'; celle-là, la Jeanne, s'enfuie ...

    Littérairement vôtre, Dominique (c'est mon prénom !...)

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