En s’attachant au parcours de
l’artiste Louis Soutter, Sereine Berlottier a réussi à éviter tous les pièges
du puzzle biographique, préférant offrir à la trajectoire solitaire et
cadenassée de cet artiste reclus une écriture procédant du même geste fragmenté
qui fit de Soutter un peintre secret, isolé, tantôt interné tantôt nomade, mais
dont le travail toucha en profondeur Giono, Le Corbusier et quelques autres.
Louis sous la terre ne cherche pas à percer le mystère de
cette vie silencieuse, qui semble basculer un jour, à la fin du dix-neuvième
siècle, après un mariage malheureux qui conduisit Soutter en Amérique puis le
vit rentré, quelque chose de cassé en lui. Plutôt à l’accompagner, cette vie, à
en doubler certains contours, certaines lignes de fuite, dans l’espoir de les
faire vibrer et, qui sait, nous
faire parvenir quelque écho, même brouillé, de ce que Soutter éprouva dans la
boîte noire de sa chair :
« Tu couvriras la feuille sans plus rien savoir que le bruit de la plume qui écrase l’air. Tu grifferas. Tu respireras bruyamment. Tu seras seul. Tu regarderas l’ombre d’une branche dévorer le tronc qui la porte. Tu te nourriras de croûtes de pain. Tu partiras à la nuit tombée. Tu reviendras dix jours plus tard. Ou bien tu ne peindras pas. Tu laisseras la faim grandir en silence. Tu lui offriras des prises secrètes, des trophées inutiles. Tes os grésilleront sous le poids du vent. Tu auras mal. Tu ne sentiras rien du tout. »
Ici, le temps du futur se veut
moins tentative d’extrapolation que dépliage d’un possible, et Berlottier ne
cherche pas à pénétrer la conscience de Soutter mais plutôt à créer les
conditions de sa survie, à nous rendre à la fois tangible et incarnée
l’obscurité tenace dans laquelle Soutter s’enfonça, jusqu’à la cécité qui ne
l’empêcha pas de continuer à peindre, avec les doigts, et c’est sans doute dans
la « description » – mais le mot est impropre, il faudrait plutôt
parler de « relance » – des toiles de l’artiste que Berlottier
réussit à nous faire voir son œuvre par la pure intellection de l’écriture,
allant jusqu’à s’immiscer entre les silhouettes peintes :
« Des mains jetées en avant, tâtonnant dans le vide, ne se touchent pas. Pas de rencontre, pas de heurt, aucune griffure, rien d’autre que ce tourbillon d’impuissance où les corps plient, le crâne nu, l’œil vide, sans issue que mon œil où les coudes tentent de se frayer un passage, ongles pointus, mais je ne veux pas de vos larmes, ni de votre espérance,, il n’y a pas assez de place en moi pour toutes ces fuites, ni de quoi vous habiller tous, si nombreux, si nus. »
S’avançant sous les ombres
froissées de Van Gogh et Artaud, le Soutter de Sereine Bellotier nous devient
immensément présent, réel. Et quand, dans les pages 77 à 84, l’auteur prend le
risque de faire parler les formes mêmes de la peinture, on éprouve le rare et
précieux sentiment d’être enfin passé de l’autre côté, ce qui paraissait
impossible :
« Nous allons périr sur les chemins. Mais aucun de nous ne prend le même chemin. Nous ne nous tiendrons pas la main. Nous ne rapporterons pas le récit. Un œil coule, quelqu’un compte nos doigts peut-être, à quoi bon. Souplesse. Nous dansons dans un cercle rouge, simplifiés, nocturnes. Nos cheveux lents plongés vers la terre. »
Louis sous la terre, certes, mais
traversé dans ces pages par un soleil généreux et subtil.
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Sereine Berlottier, Louis sous la terre, éd. Argol, 18 €
Tu couvriras la feuille... Apocalyptique, à la fin.
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