Certes, la parution de lettres inédites d'Antonin Artaud ne peut que susciter l'intérêt, mais comment dire? le volume qui vient de paraître chez Gallimard, et qui s'intitule Lettres 1937-1943, pose quelques petits problèmes. Tout d'abord, la préface de Serge Malausséna, neveu d'Artaud, où ce dernier non seulement se pose en défricheur du corpus, alors qu'on sait combien il a "œuvré" au fil des ans pour contrarier la parution des œuvres complètes, mais nous inflige des souvenirs personnels sans grand intérêt, comme son "émotion" en revoyant le parc de l'asile où il jouait… On hallucine aussi en lisant, en fin de volume, que Malausséna remercie "amis et initiés", quand on sait qu'Artaud n'a cessé de désigner l'initié comme son ennemi premier.
Ensuite, l'introduction rédigée par le Dr André Gassiot, médecin-chef de l'hôpital Cayssiols de Rodez, où nous est infligé cette fois-ci un bref historique de la conception clinique de la folie et du statut d'aliéné, sans parler de considérations sans intérêt du style: "Avec Artaud […] le génie flirte avec le délire".
Mais le pire est à venir, sans doute, car si l'ouvrage qu'on tient entre les mains est présenté comme des "lettres d'Artaud", on se demande bien ce que viennent y faire, insérés au même titre que les missives de l'écrivain, des diagnostics rédigés par divers psychiatres de l'époque, des certificats d'entrée, voire des lettres d'autres correspondants auxdits psychiatres, ou des lettres de la mère d'Artaud – certes, ces derniers documents ne sont pas inintéressants, mais il aurait mieux valu les consigner en annexe, puisque ledit volume se présente, une fois de plus, comme des "lettres d'Artaud", et non comme un "dossier Artaud", lequel existe par ailleurs aux éditions Séguier (Artaud et l'asile, de Danchin et Roumieux). Mais sans doute Gallimard ne peut-il plus assurer la parution des inédits d'Artaud sans la ratification de ses héritiers, qui ont grand besoin de redorer leur blason après avoir contrarier incessamment l'incroyable travail de Paule Thévenin.
Mais passons aux lettres en question, qui précisons-le, ne sont pas toutes inédites. Le corpus ici circonscrit concerne, on l'a dit, les années 1937 à 1943, c'est-à-dire depuis le retour d'Irlande d'Artaud jusqu'à son transfert à Rodez. Au début, Artaud récuse sa propre identité, il n'est pas Artaud, écrit-il, il est Antonin Arlanapulos, ou Antonin Arland, il se dit "grec", "né à Smyrne le 29 septembre 1904" (et non né le 4 février 1896…). Pendant près de deux cents lettres, on assiste à une tentative de désenvoûtement forcené, Artaud s'enfonce dans un délire kabalistique, il renie tout, ses amis, mais surtout sa mère, qu'il refuse de voir, seul lui importe de recouvrer sa liberté. Il nie être Artaud, une façon de rejeter en bloc ses écrits et surtout toute littérature. Tour à tour, il supplie et menace les divers médecins qui s'occupent de son cas. La guerre arrive, mais rien apparemment dans ses lettres ne semblent indiquer qu'il en a vraiment conscience – en apparence, du moins, car ses lettres (jusqu'à quatre par jour) témoignent précisément d'un état de belligérance à la fois intérieur (il est succubé à chaque instant) et extérieur (tous ses proches complotent contre lui), ce qui le pousse à lancer des sorts, à imaginer de violentes guerrillas urbaines, à faire exploser Paris, bref à déployer un arsenal qui l'apparente à un dément alors qu'il survit juste dans un asile tandis que le monde se dépèce heure par heure, systématiquement. Comme il le dit à Yves Tanguy fin 38:
"La vie Messieurs, va faire explosion et ce n'est pas votre stupide logomachie matérialiste qui arrêtera cette explosion."Et d'ajouter dans la même lettre, en majuscules, ceci:
"PARLER POUR NE RIEN DIRE
EST FINI"
Ce sont des lettres pleines de bruit et de fureur, venues d'un corps assiégé qui cherche à donner forme à sa résistance et refuse d'arrêter d'écrire. Artaud souffre, il veut de l'opium, de l'héroïne, du laudanum. Le sevrage imposé par l'internement est trop violent et rien ne peut plus enrayer ses bouffées délirantes — "graphorrhée" conclut le Dr. Longuet à Sainte-Anne. Il lutte néanmoins pour "s'élever au dessus du Né de la Sueur qui est en moi": déjà se profile le projet d'un corps sans organe, même s'il faudra du temps à Artaud pour parvenir à défricher l'imbroglio psychique dans lequel il s'est enfoncé pour parvenir à une poétique du désenvoûtement, scandée, aux limites de la glossolalie, seule capable à ses yeux de miner jusqu'aux fondements de l'être. Mais le clou reste à tordre, et la poussée "psycho-lubrique" demeure encore à vaincre pour qu'Artaud non seulement se réinvente, mais devienne le Mômo, l'anti-initié, le suicidé récalcitrant.
_____________
Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, édition établie par Simone Malausséna, préface de Serge Malausséna, Introduction d'André Gassiot, éd. Gallimard, 29,90€