mercredi 10 décembre 2014

Éclipses à mains nues – G. Mar hypnagogique

En mai dernier, on vous avait parlé d'un livre publié aux éditions Le Grand Os dans la collection poc!, une collection dévolue aux "fictions nocturnes & proses hypnagogiques". Un deuxième titre est paru dans cette même collection, intitulé Nocturama, et signé G. Mar. Il s'agit d'un recueil de vingt-deux textes, tous conçus comme des rêves, ou plutôt des récits de rêve, à moins qu'il ne s'agisse en fait, de récits rêvés – on l'aura deviné, il vaudrait mieux parler ici d'illuminations, d'ailleurs Rimbaud n'est jamais très loin, qu'il soit cité verbatim ou présent dans l'allusif. Qu'est-ce qu'un état hypnagogique? C'est, nous dit le dictionnaire, un état de semi-conscience, un trouble psychique qui précède le sommeil normal ou qui lui succède. Flaubert est encore plus pointu:
"L'intuition artistique ressemble en effet aux hallucinations hypnagogiques − par son caractère de fugacité, − ça vous passe devant les yeux, − c'est alors qu'il faut se jeter dessus, avidement."
G. Mar profite du brouillage des frontières entre rêve et réalité pour distiller des scènes qui, si elles semblent basculer dans le camp de l'onirisme, n'en reste pas moins pétrie de réalité ordinaire, une réalité hantée par la guerre, la fuite, les villes en ruines, les rencontres impossibles, les paysages de l'enfance… Errant, menacé, à la fois acteur et témoin, son narrateur qui résiste au récit pour mieux percer la croûte des apparences, demeure un voyant aveuglé. Les lieux, mystérieusement, sont interchangeables, Berlin peut devenir Jérusalem à la faveur d'un mur, Chicago laisser la place à Rouen… Seule compte la fulgurance de sensations qui permettent à l'écriture de traverser transversalement divers états et expériences, des sensations qui se chassent et s'enchâssent tandis que passé, présent et futur s'ordonnent et se réordonnent selon d'autres logiques que cette de l'histoire. 
Textes incandescents et précis à la manière de ces parades sauvages dont un autre Ardennais avait la clé, textes mobiles, mouvants, où la conscience, changée en prisme, rend tout plus intense et, du coup, plus réel:
"D'innombrables détritus de légumes et de fruits insensés recouvrent une mer de pavés huileux qui partent en cascade – je m'enfonce dans une Rome outre-Atlantique aux odeurs de lessive et de compost. De vieilles dames aux larges poitrines accrochent un linge noir à leur fil tendu de balcon à balcon en signe de deuil couvrant une partie du soleil (c'est une éclipse à main nue) – et me saluent.
Je continue à descendre – des enfants plein les jambes avec des sourires d'idiots – leur peau dorée comme des malades du foie dégouline de sueur – il fait tout à fait sombre et chaud – je continue à descendre.
Un homme adossé à une porte vitrée me montre des billets de jeu et des dollars épinglés sur ses deux moignons. Derrière lui des cris de joie et des bruits de bouteilles, des voix qui se mêlent au vacarme lancinant de billes d'acier lancées avec fracas sur des roulettes – la roue tourne – c'est mon heure…
Le peu de lumière qui filtrait dans la rue à travers les toits disparaît – il fait rose – comme dans un bordel […]."
Ce sont, pour reprendre l'expression de Max Blecher, d'autres "aventures dans l'irréalité immédiate". Alors n'hésitez pas: illuminez-vous, irradiez-vous, lisez G. Mar.

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G. Mar, Nocturama, textes-rêves & hypnagogies, éd. Le Grand Os, coll. poc!, 12€

Illustration: peinture de León Diaz Ronda – actuellement exposée à Annecy et Carcassonne – pour plus de renseignements, allez sur le site de l'éditeur Le Grand Os.

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