lundi 1 décembre 2014

Chirurgie de la traduction

Louons aujourd'hui la concision de la langue anglaise qui laisse parfois pantoise la française. Prenons l'énoncé souvent, à la fois percutant dans son propos, simple dans son expression et rythmique dans son déroulé:
"The act of love strongly resembles torture or surgery."
En neuf mots, une pensée originale et violente trouve sa forme définitive, conduite par un tempo ternaire des plus efficaces. Le traducteur sent bien qu'il aura du mal à approcher pareille densité. Pourtant, la possibilité du calque est là pour l'épauler dans cette tâche. Essayons donc:
"L'acte d'amour ressemble fortement à la torture ou à une opération chirurgicale."
Cet "acte d'amour" n'est pas réductible, car on ne saurait lui substituer le mot "amour". Quant à "opération chirurgicale", on voit mal comment l'éviter. "Opération" tout court risquerait de ne pas atteindre son but. Mais soyons audacieux. Soyons iconoclaste. Essayons ceci:
"L'amant, le bourreau et le chirurgien font peu ou prou le même travail."
Cette solution pose hélas problème, dans la mesure où la phrase de départ – et c'est là son génie – compare un acte qui se fait à deux (au moins) avec deux autres actions où une seule personne agit (le bourreau, le chirurgien), rendant ainsi ambigu le sens qui en dérive: l'acte d'amour est lié à la fois à la souffrance, la passivité, au sadisme, à la résistance, à la guérison, à la mort, etc. sans qu'on puisse hiérarchiser aucune de ces idées de façon certaine. Et c'est justement cette vibration du sens, maintenue par la concision, qui rend la phrase puissante. On pourrait donc, plus humblement, traduire ainsi:
"L'amour ressemble fort à la torture ou à une opération chirurgicale." (solution A)
Onze mots (douze avec l'article élidé); un rythme ternaire plus ou moins sauvegardé; des sonorités rocailleuses qui font l'affaire. Mais on a peut-être commis une erreur en jouant l'économie. Il fallait peut-être au contraire déplier. Essayons alors ceci:
"Il y a dans l'acte d'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale." (solution B)
Le phrasé a changé la donne. On est davantage dans le déclaratif que dans l'incisif. On cherche moins à faire formule qu'à laisser s'installer une pensée. On…. Assez! Rendons à César etc. Car notre phrase anglaise est en fait la traduction d'une phrase de Baudelaire, qu'on trouve en deux versions (A et B) dans Fusées. C'est une idée autour de laquelle l'auteur des Fleurs du Mal tourne et qu'il finit par développer de façon furieuse et magistrale:
"Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau ; l'autre, c'est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d'une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l'action d'une pile galvanique, l'ivresse, le délire, l'opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression d'une férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition."
Vous l'aurez deviné: l'acte de traduire ressemble fort à de la torture ou à une opération chirurgicale, mais plus encore à l'acte d'amour.

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La phrase de Baudelaire figure parmi les citations qui ponctuent l'excellente exposition consacrée à Sade au Musée d'Orsay, qu'on vous invite fortement à aller voir.


2 commentaires:

  1. http://www.gutenberg.org/files/24766/24766-h/24766-h.htm

    Loin de l'extase qui ressemble à une injonction en ce siècle décadent j'ai trouvé ça de l'avant-dernier siècle et qui ne pourra faire l'affaire des adeptes du tous ensemble (j'ai tout juste trouvé amusant l'intérêt porté). Je vous lis et quoiqu'y trouvant matière à exploration en entrevoyant à ma montre l'heure tardive pour y souscrire, acheter un billet aller-retour aller simple easy jet pour Sodome et Gomorrhe, quelques difficultés à faire réapparaitre un Dieu en père à ce Christ remplacé sur la croix . Et si lire Volodine comme vous le recommandez chaudement avait pour effet de creuser un peu plus la fosse, il est trop tard Claro et tous ces mots me lassent alors qu'il faudrait réinventer un sentier de la tendresse jusqu'à un feu crépitant d'étincelles sous un ciel noir de nuit étoilée perdue au milieu de tout qui enfin se tait.

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  2. ♥ (c'est drôle)
    (je suis pour ne pas éluder l'acte)

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