S'il y a bien une chose que je ne regrette pas, c'est d'être allé au Salon du Livre de Colmar. Non seulement j'y ai fait la connaissance de Nicolas Mathieu et Vincent Platini, deux écrivains dont je vous parlerai tantôt, mais en outre j'y ai découvert, grâce à Franck Guyon, les formidables éditions marguerite waknine, et je vous invite séance tenante et toutes affaires cessantes à aller vous compromettre sur leur site. Et puisque je vous ai causé récemment par la bande de l'exposition Sade, quoi de plus naturel que de nous pencher aujourd'hui sur un des livres du catalogue waknine, à savoir le texte de Joris-Karl Huysmans sur Félicien Rops.
Outre le fait que l'édition en question est superbe – deux cahiers glissés dans une pochette plastifiée, texte + reproductions –, peu onéreuse – neuf euros –, le texte de Huysmans, extraits du recueil Certains (1889) est d'une fureur délicieuse.
Huysmans s'interroge sur l'œuvre érotique et pose tout de suite la bonne question: Qu'est-ce qui peut motiver un artiste à représenter la luxure? Si l'artiste est débauché, il y a de fortes chances pour que ses œuvres s'en ressentent. Mais quid de celui qui crée "sans besoin d'une suite animale"? Car là où l'Eglise ne voit qu'une délectation morose et un goût suspect pour la fange, certains artistes s'efforcent d'aller au-delà de la simple peinture du lucre, animés qu'ils sont d'une sorte de mystique du vice. Et voilà Huysmans qui, après avoir écarté les productions d'un Gavarni et d'un Devéria, rend hommage, d'abord à Rowlandson, puis à Rops.
Sur Rops, Huysmans est intarissable. Ses éloges sont d'un embrasement noueux, empreints d'une compréhension profonde, voire extrapolée, de la vision qu'a l'artiste belge du Sexe. Il prend un plaisir sulfureux à décrire ses eau-forte, puisant à l'infini dans l'ardent syntagme de la fornication et de la convoitise pour en détailler les moindres fièvres. Evidemment, c'est le satanisme qui titille Huysmans chez Rops, Huysmans qui demeure convaincu que l'homme est "induit aux délits et aux crimes par la femme". Et c'est ce qui frappe à la fois chez Rops et chez Huysmans: cette grande peur de la femme, peur ô combien plus hystérique et hystérisante que son objet, et à laquelle s'ajoute l'émoustillante (suppose-t-on) similitude entre la croix érigée et le phallus batifolé. La Mort, elle aussi, est une des clés de la luxure, et Huysmans le souligne avec vigueur, tout comme il rappelle les liens étroits entre l'art de Rops et la prose de Baudelaire, ou celle de Barbey d'Aurevilly (ajoutons-y le méconnu Péladan).
Il y chez Huysmans une ivresse lexicale à laquelle il est difficile de résister, un sens extatique du descriptif où la jouissance reprend des droits que l'austère grammaire semblait avoir condamnés. Huysmans s'excite, s'énerve, il frotte la phrase et la fait luire jusqu'à l'affolement d'un fin geyser. Ecoutez donc:
"[Rops] ne s'est pas borné, ainsi que ses prédécesseurs, à rendre les attitudes passionnelles des corps, mais il a fait jaillir des chairs en ignition, les douleurs des âmes fébricitantes et les joies des esprits faussés; il a peint l'extase démoniaque comme d'autres ont peint les élans mystiques. Loin du siècle, dans un temps où l'art matérialiste ne voit plus que des hystériques mangées par leurs ovaires ou des nymphomanes dont le cerveau bat dans les régions du ventre, il a célébré, non la femme contemporaine, non la Parisienne, dont les grâces minaudières et les parures interlopes échappaient à ses apertises, mais la Femme essentielle et hors des temps, la Bête vénéneuse et nue, la mercenaire des Ténèbres, la serve absolue du Diable."
Derrière la pompe musculeuse de Huysmans s'agite un sensuel et syntaxique satan qu'on peut encore trouver, lubricisme oblige, spirituel. Bref, désabonnez-vous à Lui et achetez ce Rops extra lascif. Vous m'en direz des nouvelles.
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Joris-Karl Huysmans
Félicien Rops, suivi de Le Monstre
éditions Marguerite Waknine, coll. livrets d'art, 9 euros.
Note: Dans la même collection, à découvrir également, des textes de Villon, Gauguin, Lorca, etc.
Fascinant !
RépondreSupprimertant qu'on en est à JK Huismans (et à Colmar)....
RépondreSupprimeril existe un petit bouquin (maintenant surement fort rare) de JKH sur le rétable d'Issenheim
Joris-Karl Huysmans: Les Grünewald du Musée de Colmar. Des Primitifs au Retable d'Issenheim. Edition critique par Pierre Brunel, André Guyaux et Christian Keck. Paris, Hermann, 1988. 140 p., ill. n. et planche couleurs
on retrouve d'ailleurs Matthias Grünewald également dans Là-Bas
surprenant ces raccourcis
et tant qu'on y est
un joli petit musée de Félicien Rops au fond d'une impasse à Namur (où il est né)
comme quoi les grises hivernales journées du nord-est peuvent réserver (encore) de belles surprises
et en plus cela vaut nettement mieux que de désabonner à Lui
(tant qu'à faire mieux vaut encore s'abonner à The Firminist, le journal des fans de Malcolm Lowry,
surtout que viennent de sortir deux textes de lui aux presses de l'U d'Ottawa)
“... achetez ce Rops extra lascif”
RépondreSupprimerL'article a su se faire prescripteur.
Huysmans, un immense artiste.
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