mercredi 18 septembre 2013

La traduction intérieure, ou le rêve des banquises

On pourrait considérer la traduction sous l'angle de l'éternel retour: la traduction du même mais différemment. N'est-ce que pas ce que l'Histoire nous apprend tout en nous forçant à l'oublier? Réécriture des camps d'internement (cf. les Boers) en camps de concentration, puis en camps d'extermination (nazis), puis à nouveau en camps d'internement (ex-Yougoslavie) puis en centres d'hébergement ou camp de détention Guantanamo)… Réécriture de la monarchie en empire… de la guerre totale en guerre permanente… des croisades en jihads ou tempêtes du désert… de Paul Bourget en Floran Zeller…
Mais revenons à la traduction, nettement moins onéreuse en vies humaines et talents littéraires. Traduire présuppose un désir (ou une nécessité) de glissement entre deux langues. Deux langues? Rien n'est moins sûr. L'épreuve de l'étranger, pour reprendre une expression célèbre, est avant tout l'épreuve de l'étrange. C'est moins l'américain qu'on traduit quand on traduit Faulkner que l'américain faulknérien, le faulknérien vernaculaire. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'on dispose également, par exemple, de traductions de Montaigne ou de Rabelais en français. Ajoutez à cela la tentation lipogrammatique et vous verrez le spectre de la traduction largement étendue. A quand une Disparition retrouvée, complète avec tous ses "e" dans le même panier?
Le fait est qu'on a souvent minimisé le rôle politique de la traduction, alors que le choix mêmes des textes à traduire obéit à une pensée de l'autre et de soi. Ainsi, à une certaine époque, on traduisait les romans japonais qui répondaient à une certaine vision occidentale du monde japonais (à savoir une culture orientée désormais vers la paix, les paravents, le thé…), et on les traduisait qui plus est à partir des versions anglaises. Mais tout cela a été parfaitement étudié, entre autres par Lawrence Venuti, aux travaux duquel je renvoie ceux que la question intéresse.
On pourrait donc s'interroger sur d'autres glissements vers le plaisir, d'autres formes atypiques de traduction, réfléchir à leur bien-fondé, leur sens, leur défi. Longtemps, on le sait, la traduction a été infidèle, voire irrévérencieuse: l'idée même de suite, de continuation, de reprise, de parodie y était attachée. Notre rigueur nouvelle – structuralisme aidant? – a banni ces écarts qui étaient naguère la norme (de même que le roman a longtemps été monstrueux avant de devenir bourgeois). Nos classiques abrégés portent encore la marque de ce désir de revisitation, que le cinéma a depuis repris largement à son compte et que l'internet s'amuse à décliner en 140 signes ou plus. Déformer, résumer, abréger, moquer: la traduction est peut-être toujours à l'œuvre derrière ces pratiques tantôt littéraires tantôt éditoriales.
Mais que penser  de ces "traductions intérieure"s (comme on parle d'ennemi intérieur…) qui interrogent l'essence même de la littérature? De ces "reprises" (illégales?) qui dépossèdent l'œuvre de sa paternité pour la recommencer, cherchent à la faire fuir, à l'abâtardir, la corrompre, la revivifier?
La web-association des auteurs propose le 27 septembre, sous l'impulsion d'Antoine Bréa, une rencontre à ce sujet – Bréa qui rappelle fort à propos certains projets atypiques:
"Qu’on songe seulement à la nouvelle traduction du Journal de Kafka produite par Laurent Margantin, à l’'Ulysse par jour' de Guillaume Vissac, aux traductions d’Horace et de Virgile de Danielle Carlès, aux morceaux de l’Enéide et des Métamorphoses d’Ovide donnés par Marie Cosnay, voire à la performance que fut la Twiliade (reprise de l’Iliade en 140 épisodes de 140 signes sur Twitter) de Stéphane Nappez ou même au début d’adaptation de Proust 'au temps présent' halluciné en son temps par Arno Calleja."
On vous laissera donc fureter dans ces textes et méditer sur leur pertinence. Le fait est que s'aventurer du côté de chez Swann au temps du présent reste fort troublant:
"Longtemps, je me couche de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se ferment si vite que je n’ai pas le temps de me dire: Je m’endors. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il est temps de chercher le sommeil m’éveille; je veux poser le volume que je crois avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je ne cesse pas en dormant de faire des réflexions sur ce que je viens de lire, mais ces réflexions prennent un tour un peu particulier; il me semble que je suis moi-même ce dont parle l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint."
La chose peut prêter à sourire, bien sûr. Mais ne peut-elle pas également nous aider à comprendre les mécanismes mis en œuvre (mis dans l'œuvre?) dès lors qu'il y a "translation"? La traduction ressemble souvent à un rêve qu'on prête au livre traduit. Le rêveur n'est-il d'ailleurs pas lui-même le livre avant d'être le lecteur ou le traducteur? Le livre qui se rêve langue-banquise, en quête d'autres climats? Le livre qui appelle, de tous ses vœux, sa transformation, par l'autre, la lecture, la traduction, la mémoire et l'oubli, la fascination et le rejet? La véritable requête amoureuse ne devrait-elle pas s'énoncer ainsi: Traduis-moi ? Traduis m'encor, retraduis moy et traduis : Lors double vie à chacun en suivra.

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