dimanche 31 mars 2013

Müller aux Bouffes: festin de feu

Aujourd'hui dimanche, à 16h, vous pouvez encore voir le spectacle Qu'on me donne un ennemi, mis en scène par Mathieu Bauer aux Bouffes du Nord – quatre textes de Heiner Müller d'une intensité rare, lus par André Wilms. Vous ne le regretterez pas. Dans la salle à l'italienne de Peter Brooke, avec ses murs et balcons que l'esprit du feu dévore encore, quatre personnes sur scène: André Wilms, qui sur sa chaise se tord tel un personnage de Bacon happé par un fond noir ; en retrait et à gauche Sylvain Cartigny et ses trois guitares, qui attaque par une reprise lou-reedisé de Back in USSR des Beatles avant de déchaîner les accords de Vulcain; derrière lui le metteur en scène, à la batterie  Mathieu Bauer, monstre d'énergie et de fluidité, rocher liquide ricochant sur ses cymbales; et toujours en retrait, mais à droite, Lazare Boghossian, discret mais tenace, face au métier jacquard de ses ordi et tablettes, balançant sample et loop.
Le premier texte de Müller est un texte intitulé Ajax par exemple, on peut le trouver dans l'édition de ses poèmes parus chez Bourgois, c'est un texte de 1994, écrit donc un an avant la mort du dramaturge. Un long poème collage qui pulvérise tout, dans l'esprit du premier Brecht, et que Wilms module et désosse à merveille tandis que derrière lui l'enfer se déchaîne. Le Mur est tombé mais des gravats se relèvent morts et injonctions:
Dans les débits de livres les best-sellers
S’entassent Littérature pour idiots
À qui la télévision ne suffit pas
Ou le cinéma qui rend débile plus lentement
Moi dinosaure mais pas de Spielberg me voici
Réfléchissant à la possibilité
D’écrire une tragédie Sainte noblesse
Dans un hôtel de Berlin capitale irréelle
Par la fenêtre mon regard tombe
Sur l’étoile Mercedes qui tourne
Mélancolique dans le ciel nocturne
Au-dessus de l’or dentaire d’Auschwitz et autres filiales
De la Deutsche Bank sur l’Europacenter
Europe Le taureau est abattu la viande
Pourrit sur la langue pas une vache n’échappe au progrès
Les dieux ne te rendront plus visite
(traduction Jean Jourdheuil)
Puis le spectateur entend l'histoire revisitée de Prométhée, drôle et glaçante, l'homme de chair anté à son rocher avec son ami l'aigle qui se nourrit de son foie, le tout tapissé des fientes du temps, et toujours la guitare qui gronde, la batterie qui rafale, des sons perdus et retrouvés, bref, un concert rock taillé dans l'effroi d'où pulse par intermittences la voix implacable d'André Wilms, qui s'achève par un court texte lu en allemand, finale tellurique où Barbe-Bleue dévore tout.
L'heure passe trop vite. On est encore tout électrisé. L'enchanteur Müller ne fait pas de quartier.

vendredi 29 mars 2013

Four tout

Les légumes, on le sait, cuisent à différentes vitesses, comme si certains accomplissaient leur destin en très peu de temps, alors que d'autres nécessitent une longue accoutumance à la cuisson, ce qui, convenons-en, nous les rend plus familiers encore que des enfants dont nous constatons l'inégale maturation au fil des ans. Mais c'est précisément ces variations dans la reddition qui rendent savoureux leur mijotage collectif, les uns tenant à rester fermes jusqu'au bout comme s'il en allait de leur intégrité, tandis que leurs voisins, ayant succombé aux charmes du suc, ont exulté depuis belle lurette. On n'hésitera donc pas à mettre dans le même plat un gros fenouil émincé, cinq ou six oignons nouveau dont on aura la clémence de ne point trop raccourcir la verte traîne et qu'on prendra soin de fendre très légèrement dans leur fibreuse longitudinalité, quelques roseval ou vitelottes coupés en six ou sept (mais il est toujours plus compliqué de traquer l'impair chez le légume), deux carottes auxquelles on aura appris à danser finement la julienne, une vingtaine de tomates cerises (qu'on laissera intactes), puis on fera bruiner sur cette bigarrée confrérie un gras soupçon d'huile d'olive verte, une belle giclée de sauce de soja, on saupoudrera généreusement tout ce petit monde d'herbes diverses (séchées, de préférence: basilic, origan, une once de whatever), on y adjoindra itou quelques grains concassés de poivre de sechuan et deux gousses d'ail réduites à leur plus subtile expression, puis on enfournera à four chaud le temps qu'il faut. Un brave carré d'agneau, frotté de gros sel et huilé mais à peine, arrosé comme il se doit d'un rivelet de confiture de vin, devrait permettre des noces fort alléchantes (voyez comme on cause: le fourneau nous rend précieux). Pour le vin, on vous conseille un patrimonio ou un vacqueyras. Si tous ces ingrédients ne figurent point dans votre frigo, et s'il est trop tard pour descendre les acquérir, couchez-vous sous la couette et lisez Les épinards crus, d'Anne Luthaud (éd. Buchet Chastel), vous n'y perdrez pas au change.

Piano Gass

Le plus dur, croyez-moi, ce n'est pas de traduire Middle C., le nouveau roman de William H. Gass, paru il y a quelques jours aux Etats-Unis. Non. Loin de là. Le plus dur, ça sera quand on aura fini de le traduire et qu'on cherchera en vain les mille pages de plus qu'on aimerait avoir encore à en traduire. Gass, c'est le Bach de la prose: quand vous le traduisez, vous suivez la partition, vous vérifiez que vous êtes parti sur le bon accord, vous essayez de tenir la note, puis vous guettez, comme tressées dans une respiration ultra mobile, les diverses variations que sa langue permet, force, en français, après ça vous n'avez plus qu'à cherchez les vents, en restant à la fois d'une vigilance extrême et en vous laissant griser. Derrière son anglais musical et stratifié, ondoyant, tantôt jazzé (il tire tous les partis des monosyllabes qui sont monnaie courante chez lui comme s'il s'agissait de notes pures), tantôt articulé et en canon, dans son anglais d'une élégance si retorse qu'elle n'hésite pas à convoquer la fange s'il lui faut chercher à paraître rugueuse, se dissimule, si l'on y prête attention, la partition française, qui bien qu'étant obligée de respecter la pluralité des mondes possibles contenues dans l'originale, ne peut, oreille aidante, oreille chantante, que jouir de (re)commencer.
Il faut avoir entendu Gass lire ses textes au moins une fois pour comprendre qu'il écrit comme d'autres composent ou improvisent, non pas guidé par un propos mais conduisant lui-même, en maestro cabotin, l'armée furibonde des univers réduits (ou plutôt condensés) à leur plus sonore expression. En grand admirateur de Flaubert, Gass ne luxe l'épaule de la phrase que lorsqu'il veut la contraindre à se dégager d'un certain carcan; il n'en écorche la peau que lorsqu'il souhaite la voir un peu plus à vif. Très souvent, il lance sa calèche à trot compté avant même que vous vous soyez rendus compte que vos infidèles coursiers étaient des dauphins mythologiques – la terre, entretemps, s'est changée en onde(s).
Traduire Gass est plus qu'un plaisir, c'est une découverte, une découverte non de son génie (il va de soi, et depuis longtemps), mais du français, qu'il oblige à trousser et palper, raboter et faire claquer. Pas de plus beau cadeau pour un traducteur qu'une telle prose, qui se meut avec l'assurance musculeuse d'un classique n'ayant plus rien à prouver et qui, après avoir écrit les plus beaux requiem, cherche encore à renouveler l'art de la sonate (ou de la fugue) en lui conférant le souffle d'une symphonie. Middle C. n'est pas un livre qui parle de musique, Middle C. est un clavier réinventé, sur lequel Gass, après avoir fait craquer les jointures de ses doigts et les coutures de la phrase, se lance dans une interprétation du logos elle-même. Comme on attendait son nouveau livre depuis dix-sept ans, depuis Le Tunnel, on se dit, finalement, et avec joie, qu'on n'est pas sérieux quand on attend dix-sept ans.
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William H. Gass, Middle C., traduction française à paraître dans la collection Lot49 (le cherche midi éditeur) en janvier 2015

jeudi 28 mars 2013

Sheila, lutte finale

J'aurais dû me douter, le jour où j'ai eu l'imprudence d'intituler un de mes posts "Flaubert, le couillu magnifique" que ça me vaudrait d'intempestives amitiés avec des gens qui n'existent pas. Du coup, je me retrouve submergé, en commentaires de mon blog (mais je modère, moi qui ne ne suis guère pour la modération), par les missives électroniques d'une certaine Sheila, pute-spam qui n'aura pas mon argent ni mon aval. Cette brave pétasse numérique me dit des mots doux tels que:
Hi, My name is Sheila. I live in Chicago. I have 2 dogs that are my life. I enjoy running, hanging out with friends, and dancing. “If you truly are half as beautiful and interesting as your profile indicates, I’m ready to say “I do”! Okay, maybe I’m getting ahead of myself here, but I wanted to let you know we definitely need to sit down and chat sometime.” You van visit me here [censuré]
Eh bien, comment te dire, vaine Sheila, que je connais déjà Chicago, que mon expérience avec la gent (et non la gente, et encore moins la jante) canine (sauf si vous voulez parlez d'une douce dent) est hélas purement d'ordre euthanasique, que la course à pieds m'a toujours semblé une forme de pathologie, que je ne "traîne" pas avec des amis, n'étant pas une rallonge de robe de mariée, que pour ce qui est de danser, sache qu'à côté de moi Thom Yorke ressemble à Nijinski. En outre, ma photo de profil (ou plutôt de face) qui figure sur mon blog est mensongère, je ne suis pas aussi aimable que j'en ai l'air. Donc, pas la peine de dire "I do" (do what? on se le demande bien, bécasse), et de t'emballer ainsi. Je te remercie néanmoins de me proposer de m'asseoir et de discuter, mais je suis déjà assis les trois quarts du temps, et pour ce qui est de discuter, sache là encore que ce n'est pas mon fort, surtout la bouche pleine (eh oui, je cuisine aussi, mais ne grimpe pas aux rideaux pour autant).
Va en paix et ne reviens pas, ô e-lusion.

La chute en chantier

On se permet de vous signaler la première mondiale, demain soir – vendredi 29 mars 2013, donc, à 20h, salle Pleyel –, de l'opéra de Camille de Toledo (dont j'ai déjà commenté certains livres sur le Clavier Cannibale) – La Chute de Fukuyama - opéra pour six langues -, produit par Radio France Toledo Art Forms, en co-production avec l’INA, et dirigé par Daniel Harding, avec Kevin Greenlaw, Jennifer Larmore, Tom Randle, Isabelle Cals, l'Ensemble vocal Aedes et l’Orchestre Philharmonique de Radio France. (Musique : Grégoire Hetzel. Livret et vidéo : Camille de Toledo. Scénographie : Laurent P. Berger. Régie et installation vidéo : Pierre Nouvel.) L'argument est le suivant:
"Dans plusieurs aéroports à travers le monde, les nouvelles des attentats du 11 septembre 2001 se diffusent en désordre. Les vols sont annulés. Les voyageurs bloqués (le Choeur) doivent attendre. Certains paniquent, d’autres prient, d’autres pleurent ou appellent leurs proches. Impuissants, ils assistent au déluge d’images qui arrive de New York via les chaînes américaines. Parmi eux, cinq voyageurs se détachent. […] La Chute de Fukuyama, un travail sur l’irreprésentable, la catastrophe et le rapport de l’homme à l’Histoire. Le temps de l’opéra se déploie simultanément avant, après, pendant les attentats du 11 septembre 2001. Entre le rêve d’une paix éternelle et le retour de la guerre, entre la mémoire du 20e siècle et la fiction générale du 21e siècle. Dans plusieurs aéroports du monde, le trafic est interrompu. Les derniers vols se posent. Les voyageurs attendent. Lieux par excellence des flux, les halls d’enregistrement se figent. Les déchets de repas, les rebuts de l’attente s’accumulent. En plusieurs langues, les voyageurs suivent l’Histoire se dérouler au loin, sur les écrans-plasma devant lesquels ils errent. Entre effroi, bégaiement et folie, ils méditent sur les premières années du 21e siècle : années de la guerre, où le réel a pris la forme d’une fiction totale. Ils voudraient agir sur l’Histoire, s’y relier, mais ils ne peuvent rien."
Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site http://chutedefukuyama.com/.http://chutedefukuyama.com/ — Et pour réserver, il est encore temps, et c'est en ligne ici. On peut également faire un tour du côté de remue.net pour approfondir l'approche de l'œuvre, et parcourir ici le dossier de presse. (L'affiche est due à Yann Legendre, what else?)


 

Plutôt ciel (quand le CNES envoie en l'air les écrivains)

Et si on s'envoyait en l'air? Difficile de refuser pareille proposition. On a donc répondu présent à l'appel du CNES, le centre national d'études spatiales, qui, pour son Cahier de laboratoires de l'observatoire de l'espace du CNES (tous ces "de" comme autant de pulsars perdus dans l'espace…), baptisé plus sobrement Espace(s) /littérature et création, a demandé à quelques écrivains de se propulser dans des dimensions d'ordinaire réservés aux a(r)mateurs de SF. Eric Pessan étant à l'origine de cette démarche, on a pris la navette en vol sans hésiter. Comme chaque année, le principe était le suivant: réagir à un mot clé ayant un rapport avec l'aventure spatiale. Nous avons donc été une dizaine à sonder le galactique et tutoyer le quasar : Jakuta Alikavazovic, Claudine Galea, Christian Garcin, Albane Gelé, Jérôme Lafargue, Christine Lapostolle, Mathieu Larnaudie, Magali Mougel, Mariette Navarro et moi-même.
Comme l'explique Eric Pessan dans la préface au dossier en question:
"Des girafes du Niger à la peur panique d'être dans un lieu clos lorsque tombe la nuit, du cyclopéen projet Time Resort 1 à la navette soviétique Bourane, du héros oublié réfugié dans une maison en ruines aux rêves spatiaux de Calypso, du désir de celle qui observe la lune aux nébuleuses transmissions  d'informations, des architectures des temples d'Angkor aux premiers pas de Curiosité, sans oublier les apparitions de Hugo et Vermeeer, les textes déroutent, bifurquent, questionnent et étonnent."
Les mots clés, en l'occurrence étaient les suivants: atelier, bouquet, cachet, coup de foudre, équipe, protéger, savoir-faire, unique, vis-à-vis, voilà, chacun de ces termes ayant été redéfini par l'Observatoire de l'Espace du CNES en rapport avec l'espace – ainsi, "bouquet", que j'avais choisi, renvoyait à la tradition voulant qu'on remette un bouquet à l'astronaute revenant sur terre.
Mais ce numéro spécial ne se limite pas à nos dix interventions, et le lecteur trouvera également des textes de Bernard Chambaz, Emmanuelle Pagano, Fred Griot, Hortense Gauthier et bien d'autres. Et comme dans l'espace, contrairement à ce qu'on peut croire, on vous entend écrire, on trouvera même un texte de Vincent Ravalec, qui a réussi l'exploit non négligeable qui consiste à se poser la stupéfiante question que voici:
La création littéraire est un mystère […] Pourquoi et comment arrive-t-on à écrire? L'inspiration vient-elle du ciel? Des profondeurs de notre cerveau? Des profondeurs de notre cerveau inspiré par le ciel?
Fort heureusement, personne n'a eu l'indécence de répondre à Ravalec.
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Revue Espace(s) n°9 (Ed. Observatoire de l'espace / CNES), 19 €

mardi 26 mars 2013

Liberté Valence: l'auteur et lui

On est en droit de se demander si les mots "colloque" et "colocation" n'entretiennent pas un lien linguistique facétieux. En l'occurrence, le colocataire, au pôle Latour-Maubourg où se déroulait le colloque sur l'auteur d'Oreille rouge, c'était Chevillard lui-même, à la fois otage et témoin, ce qui mettait du coup les intervenants dans une délicate position, celle d'être soupçonnable de cuistrerie, ce qui n'échappa d'ailleurs pas aux divers participants, qui jetaient parfois d'inquiets regards vers Chevillard, non pour quêter sa muette approbation mais pour vérifier qu'il ne s'apprêtait pas à leur lancer quelque projectile, contendant ou non. Chevillard ayant déjà démoli Nisard, il était à craindre que sa seule présence mît en péril les tenants du discours universitaire. Il n'en fut heureusement rien, je veux dire que Chevillard ne chercha pas à "trafiquer le monstre au sécateur" ou " le couver sous une cloche de verre", pas plus que les intervenants ne reculèrent devant l'âpre labeur de la glose. D'autant plus qu'il était possible à Éric de répondre au nom de Chevillard, et réciproquement. Il y eut donc dialogue, et même humour, Claude Coste, par exemple, se livrant à une brillante et pétillante analyse de la mauvaise foi chez Chevillard. Et si Christelle Reggiani ne donna pas dans l'humour, force est de constater que sa communication, qui prolongeait et approfondissait les travaux de Gilles Philippe sur la généalogie de la prose littéraire, fut un modèle de densité, de pertinence et d'intelligence linguistique, en replaçant le travail de Chevillard dans une perspective politique. 
La journée s'acheva par une lecture hystrionique [sic] du Vaillant petit tailleur à la médiathèque de Valence. Demain, les hostilités reprennent à 9h. L'amphithéâtre Paul Ricœur n'a qu'à bien se tenir. 

lundi 25 mars 2013

Printemps belge: passez la porte

Le festival Passa Porta, c'était la semaine dernière, c'était à Bruxelles, et ce fut sous la neige. Un printemps belge pas ordinaire pour évoquer, entre autres choses, le printemps arabe, lors d'une soirée en compagnie de Khaled Khalifa, Khaled Al Khamissi, Raja Ben Slama, Ibrahim Al-Koni et Boualem Sansal. Pour l'occasion, les Halles de Schaerbeek étaient bondées et (presque) tout le monde avait un casque afin de bénéficier de la traduction simultanée. Il y eut un débat et des lectures, mais le moment fort fut lorsque le Syrien Khaled Khalifa – arrêté en mai dernier par la police syrienne alors qu'il assistait aux funérailles du jeune musicien Rabi’ Al Ghazi, laquelle police qui lui cassa la main avant de le relâcher – prit la parole pour prononcer ces paroles glaçantes: "Arrêtez de nous juger. Laissez-nous mourir." Deux jours plus tard, lors du dîner de clôture, nous avons évoqué Alep en ruines, où je m'étais rendu quelques années plus tôt avec Mathias Enard, et son vieux marché dont il ne reste plus rien – mais la liberté, m'a-t-il dit de sa voix ténue en tirant sur sa clope malgré le froid de gueux qui sévissait rue Léopold, vaut toutes les ruines du monde. 
Le vendredi, Passa Porta proposait une soirée entièrement dédiée à l'art de la nouvelle. Dans l'immense salle Flagey, neuf auteurs se relayèrent donc pour nous lire un texte, juchés sur une estrade que dissimulait en partie une immense pyramide de livres. Les textes étaient projetés simultanément sur grand écran. On attendait Lydia Davis et Arnon Grunberg mais aussi les Irlandais Anne Enright et Gerard Donovan, ainsi que les Belges Kristien Hemmerechts et Pierre Mertens, plus Tahar Ben Jelloun et Enrique Vila-Matas. Hélas, le début fut catastrophique, avec un Tahar Ben Jelloun plus mauvais que jamais, si la chose est possible, qui ânonna son texte insipide, aussi vulgaire que ridicule, et qui laissa de marbre l'assemblée venue écouter de la littérature. Son histoire de call-girl décommandée au dernier moment était si pathétiquement mal écrite – convenue, bâclée, inepte, sans intérêt, tâcheronne – qu'un message tracée au stabilo sur un bout de carton par une main à trois doigts aurait fait figure de chef-d'œuvre à côté.
Heureusement, le reste de la soirée fit oublier (ou rire de) ce triste épisode – Enrique Vila-Matas nous réjouit avec ses pérégrinations dans le bus de la ligne 24; Anne Enright fut brillante et drôle avec son histoire de femme enceinte dans un ascenseur, et Gerard Donovan remporta le morceau avec une nouvelle aussi fine qu'émouvante, d'un équilibre parfait, imprégnée d'un humour en demi-teinte, sans fausse note. Mertens fut un peu long, mais assez classe. Et Lydia Davis montra qu'une nouvelle peut faire cinq mots et rire. A la fin de la soirée, on avait presque oublié la pathétique prestation de Papi Jelloun, même si les textes lus par les autres écrivains n'avaient fait que renforcer le contraste entre leur art impeccable et le texte mâchonné par l'ex-Goncourt 87… La neige s'abattit ensuite sur Bruxelles telle une faramineuse et goulue chantilly ayant repéré une gigantesque gaufre.
Le dimanche, les rencontres, lectures et débats se déroulèrent un peu partout dans Bruxelles: plus de 70 auteurs! Après avoir été questionné sur mon travail (un auditeur me demanda si je jouais avec les mots…), j'eus la la chance de cuisiner Eric Chevillard dans une des salles du Beursschouwburg – l'auteur d'Oreille rouge, pourtant peu friand des rencontres publiques, donna une magistrale leçon de littérature devant un auditoire plus qu'attentif (il y eut même un bébé qui parut enchanté par tout ça). On put également entendre Percival Everett s'expliquer sur son œuvre (tout en s'estimant le pire juge de celle-ci), ainsi que l'écrivaine et éditrice Laure Limongi.
Pour la clôture, le dessert s'appelait Julian Barnes. Salle comble au Bozar, discussion en anglais, pas de traduction, this is Europa. Toujours aussi classe, l'auteur du Perroquet de Flaubert se livra à l'exercice obligée de la conversation, alignant quelques souvenirs sur la France (pas hyper passionnants, reconnaissons-le), mais parvenant néanmoins, par son charme et sa culture, à faire pointer quelques sourires. Il cita surtout cette phrase géniale de Tchaikovski: "Il ment comme un témoin oculaire." Il ne restait plus qu'à aller dîner chez Roma. Philippe Delerm, qui ressemblait plus que jamais à Haneke (l'humour en moins?), s'éclipsa très vite, sans doute indisposé par la présence de Chevillard qui l'avait pulvérisé dans Le Monde il y a peu (une dernière goulée d'air frais, Philippe?). On aperçut également Alain Badiou, songeur devant son risotto comme s'il déchiffrait un concept deleuzien ; Alain Mabanckou fit la bise à la patronne du restaurant qui voulait juste récupérer le manteau de l'écrivain pour le suspendre (le manteau, pas l'écrivain); Chevillard nous expliqua qu'il renversait souvent son verre et le prouva dans les dix secondes qui suivirent ; puis ce fut l'heure d'affronter les trottoirs gelés. On en profita pour aller siroter un dernier (et inéluctable) spritz avec Patrick Deville et Eric Chevillard sous les ors et lambris de la grande salle du Métropole. Puis minuit sonna comme si Lindon était dans le coup et on glissa vite se réfugier dans la chaleur de notre chambre, sise Galerie de la Reine, au-dessus du Théâtre du Vaudeville, où, paraît-il, quelques semaines plus tôt, avait eu lieu un crime atroce. Mais bon, la veille, au Musée royal, on avait vu le Marat de David, alors…
Quelque part dans la froideur de la nuit, en train de caler sur un sudoku, un certain Tahar ben Jelloun devait être encore en train de se demander pourquoi diable on l'avait invité à un festival de littérature…

Attention Chevillard

On a passé de chouettes moments ce week-end à Bruxelles, en compagnie d'Eric Chevillard (qu'on rencontrait pour la première fois – on vous racontera ça demain), et de quelques autres auteurs (Limongi, Julian Barnes, Gerard Donovan, Lydia Davis…) et ce malgré une neige de gueux (le printemps belge était blanc de chez blanc). Bon, sachez qu'en plus de s'être exilé quelques heures en Belgique, Eric Chevillard – dont on a découvert la gentillesse, laquelle n'a d'égale que sa maladresse: cet homme renverse en effet les chaises et les verres sans s'en rendre compte, comme s'il s'agissait d'un rituel secret dont il serait à son insu le discret exécuteur… – va se voir consacrer demain et après-demain (26 & 27 Mars, donc) un colloque universitaire (auquel je participerai, malgré un pitoyable Bac +2…). Ça se passera à Valence (dis donc, le soleil, je te rappelle que tu es le bienvenu…), et c'est sous l'égide de Pierre Jourde. Voici les détails tels que donnés par le site de l'université de Valence:

Présentation synthétique de la manifestation: Étude d’ensemble de l’œuvre d’Eric Chevillard sous tous ses aspects (le romancier, le blogueur, le critique littéraire) permettant de mettre en lumière un pan original de la littérature contemporaine, où la création la plus exigeante est engagée dans la médiation.

Axes principaux :

Le colloque propose les pistes d’étude suivantes :

 Le sens du loufoque chez Eric Chevillard, goût du nonsense ou amour des paradoxes ? Bouffonnerie gratuite ou rationalisation extrême par l’absurde ?

 L’écriture selon Chevillard, pirouettes, bons mots, anecdotes inattendues, phrases élastiques et perspectives toujours inédites…

 L’évolution du récit chez Chevillard depuis Mourir m’enrhume, un abandon progressif du roman, une évolution vers le fragment et l’écriture de soi brisée, telle qu’elle se développe sur son blog L’Autofictif.

 Chevillard critique littéraire : depuis ses quelques textes sur Alexandre Jardin à ses feuilletons dans Le Monde, Chevillard n’a cessé de préciser sa conception de la littérature. Etude des grandes lignes de sa vision des lettres.

 Chevillard, un auteur d’entretiens : comme Michon, Chevillard est un auteur d’une grande densité de pensée dont les entretiens sont parmi les plus stimulants et les plus drôles ; sans doute un recueil des meilleurs de ses textes est-il à prévoir un jour. Etude des grandes thématiques abordées dans ces entretiens.

 Le monde moderne selon Chevillard : peu d’auteurs moquent avec autant de constance et d’acidité l’époque contemporaine que Chevillard qui dans son blog comme dans ses œuvres principales démonte tous les travers de ses semblables. Etude de la société d’aujourd’hui au travers de ses textes. Chevillard est aussi un grand lecteur de littérature vivante : attentif aux œuvres de Volodine, de Lydie Salvayre, de Pierre Senges et quelques autres, il se nourrit du meilleur de ces auteurs. Etude des cousinages possibles entre son œuvre et celle d’autres auteurs contemporains.

Programme de la manifestation

Eric Chevillard, qui ne paraît pratiquement jamais en public, a accepté d’être présent au colloque et de participer aux discussions. Le colloque s’accompagnera d’une séance de signature et d’une lecture des textes de l’auteur à la médiathèque de Valence. La plus grande place sera accordée aux débats, sur la base de communications rapides (15 à 20 minutes maximum), qui s’attacheront à aller à l’essentiel de la réflexion et à donner des pistes pour la discussion. Le colloque aura lieu la dernière semaine de mars 2013, sur le site de l’antenne universitaire de Valence, université Stendhal-Grenoble III. Il sera organisé sous l’égide de l’équipe « Traverses » (Grenoble III), dirigée par Chantal Massol, en collaboration avec l’équipe « Telem » de Bordeaux III, dirigée par Martine Mathieu-Job.

Voilà voilà, on vous donne même le détail du programme, voyez comme on est:

Premier jour, 26 mars

12h 00 : accueil des participants et déjeuner.

13h 15 : ouverture du colloque par Pierre Jourde et Olivier Bessard-Banquy.

13h 30 - 15h 00 : séance 1 : Le sens de l’absurde ; présidence Jean-Bernard Vray.
 Aurélie Adler : « Hétérotopies et contre-utopies » ;
 Claude Coste, « Chevillard et la mauvaise foi » ;
 Marie-Odile André, « Chevillard moraliste ».

15h 00 : séance 2 : Questions de style ; présidence : Alexandre Gefen.
 Lia Kurts, « la pensée descellée » ;
 Jean-Bernard Vray, « virulence de Chevillard » ;
 Christelle Reggiani : « Demolir la phrase ».

16h 30 : pause café.

16 h 45 - 18 h 00 : séance 3 : fiction et autofiction, présidence : Claude Coste.
 Alexandre Gefen : « la littérature sans la littérature » ;
 Béatrice Bloch : « L’auteur et moi ».

18h 30 : spectacle « Le Vaillant Petit Tailleur » par Maurice Hébert et signature à la médiathèque de Valence.

20h 30 : dîner.

Deuxième jour, 27 mars

9h 00 - 10h 30 : Séance 4, textes et contextes, présidence : Anne Roche.
 Laurent Demanze, « meurtre en bas de page » ;
 Gaspard Turin : « listes » ;
 Claro : Eric chevillard, un traître parmi les traîtres.

10h 45 - 12h 00 : séance 5 : narration, poésie, présidence : Pascal Riendeau.
 Marc Daniel, « Chevillard conteur » ;
 Françoise Rouffiat : « L’enlèvement du hérisson ».

13h 15 : Séance 6 : critiques et chroniques, présidence : Mohammed Aissaoui.
 Anne Roche : « Chevillard lecteur » ;
 Pascal Riendeau : « L’autofictif observe le monde » ;
 Fabrice Thumerel : « portrait de l’écrivain en animal critique ».

14h 45 : séance 7 : Réception, présidence : Mohammed Aissaoui.
 Ekaterina Koulechova : « Chevillard dans la presse » ;
 EvenDoualin : « Chevillard et ses lecteurs » ;
 Blanche Cerquiglini : « l’auteur en entretien ».

16h 30 : Conclusion du colloque.

On vous racontera tout ça également.

vendredi 22 mars 2013

Bac stage: Maupassant au piquet

Vous avez des enfants? Des ados? Bien. Vous savez donc au moins deux choses: qu'un frigo plein ne le reste pas longtemps, et qu'il existe une épreuve appelée baccalauréat. Pour le frigo, on n'y peut rien, l'appétit de l'ado est proportionnellement inverse à sa soif de lecture. Pour le bac, en revanche, on possède une solution: Annabac. Non, il ne s'agit pas du titre d'un recueil de Saint-John-Perse, mais de ces fameux livres comportant sujets & corrigés. Ça coûte moins de sept euros et bien que votre ado ne le consulte quasiment jamais, vous l'avez acheté en vous disant qu'au moins ainsi il aurait toutes ses chances. Or donc, comme lui ne le consulte pas, vous le faites à sa place.  Et puis ça vous permet de lire ou relire, ici et là, quelques pages immortelles de littérature. Prenez l'annabac français série L, ES, S. Humez-le. Ah, vous seriez presque prêt à remettre ça, à disserter, commenter, analyser, bachoter! Ouvrez-le au hasard. Lancez-vous.
Un texte de Maupassant? Pourquoi pas? C'est un extrait de Pierre et Jean. Super. Vous ne l'avez jamais lu. Ou vous l'avez lu mais pas au point de vous en rappeler une ligne. Bref, vous le découvrez. Puis vous lisez ce qu'en disent un des deux professeurs agrégés de lettres classiques au Lycée international de Saint-Germain-en-Laye. Comme ces derniers, vous trouvez que "c'est pour Maupassant l'occasion de livrer sa vision pessimiste de l'amour", comme eux, vous constatez que Maupassant "jette un regard désabusé et lucide sur le jeu des uns et des autres". Comme eux, même si vous n'auriez pas osé le formuler aussi franchement, vous trouvez que la scène en question est "un peu ridicule" et qu'on assiste là à un "marivaudage un peu mièvre". Comme ces deux professeurs, vous êtes un peu contraint d'admettre que "Maupassant, amateur de femmes, n'a manifestement guère de sympathie pour son personnage". Comme eux, vous vous demandez "si Maupassant n'est pas un peu trop sévère envers son personnage"? Vous vous demandez surtout, à ce stade-là, si le professeur qui a écrit ce corrigé aime vraiment Maupassant. Vous vous précipitez donc sur la conclusion du corrigé, pour connaître le fin mot de l'histoire. On ne peut pas quand même réduire Maupassant à un "amateur de femmes". Il doit pouvoir être sauvé.
Et là, c'est le drame. Vous qui aviez encore un peu de sympathie pour le pauvre Guy, à qui vous n'en vouliez pas de n'être ni Flaubert ni Zola, vous découvrez que c'est pire que tout:
"Il semble que cet amoureux de la mer et des sports nautiques ait délibérément choisi de ne pas donner toute sa place au décor naturel de la mer et de la plage car il n'aurait pas correspondu à cette comédie galante, finalement assez médiocre".
Maupassant, vous le comprenez aujourd'hui, avec un peu de retard et une immense déception, n'était finalement qu'un amateur de femmes et un amoureux de la mer (et des sports nautiques). Il aurait pu, pourtant, être un amoureux des femmes et un amateur des sports nautiques, ça ne tenait qu'à lui. Mais non, il a préféré courir la grisette et hissez le foc. Résultat, son œuvre se noie dans l'eau de boudin et n'y surnage que la triste bulle d'une comédie médiocre.
Alors non, finalement, vous ne repasserez pas le bac. Vous irez faire des courses pour remplir votre frigo. Maupassant ? A d'autres…

jeudi 21 mars 2013

Tentative d'abstraction de la rue Albert-Einstein

Hier, je faisais une intervention pour les étudiants de Master 2 en Traduction littéraire de l'université Charles-V, intervention portant sur la littérature française contemporaine. Il s'agissait d'un petit module de 2 x 3h, durant lequel je devais développer un (ou des) aspect(s) de mon choix parmi les écritures contemporaines, afin de permettre aux étudiants d'avoir une petite idée de la façon dont la littérature en langue française d'aujourd'hui permet d'élargir les possibilités créatrices des traducteurs. Typiquement, présenter l'écriture de deux ou trois (ou cinq, ou cinquante) écrivains travaillant à un certain projet d'écriture, une certaine conception de l'imaginaire, etc. J'avais choisi de leur parler de Claude Simon - en particulier Les Géorgiques.
Ce que je ne savais pas, ou plutôt ce à quoi je n'avais pas fait attention, c'est que l'intervention ne devait pas avoir lieu à l'université Charles-V, rue Charlemagne, mais (je dus alors relire l'e-mail d'Antoine Cazé, qui m'avait proposé ladite intervention et qui s'occupe entre autre du passionnant Observatoire de la Littérature Américaine (ODELA), et qui, sachant qu'il serait absent lors de cette séance avec ses étudiants, avait pris soin de me donner quelques indications pratiques) "en salle 317, au 3e étage du bâtiment Olympe de Gouges, Université Paris Diderot, Campus Paris Rive Gauche (13e arrondissement). Ce bâtiment est sis rue Albert Einstein". Apparemment, les bâtiments vaguement sorbonesques de la rue Charlemagne avaient été classés monument vétuste, et tout notre petit monde rapatrié dans une flambante neuve (?) forteresse du XIIIè arrondissement. Soit.
Comme mon sens de l'orientation m'aurait sûrement fait passer à côté du Détroit de Behring même si trente mille vikings montés sur des rennes m'avaient dépassé en s'y engouffrant (leurs casques à cornes sifflant dans le vent, leurs montures haletant, les flancs givrés d'une sueur argentée, rutilante, nécrosée, comme en aurait pu concevoir, dans un temps plus lointain d'eux mais plus proche de nous la figure tutélaire mais étonnamment prégnante de Claude Simon), je décidai de consulter le site Mappy. Habitant dans le XIIème arrondissement, je me suis dit que j'allais faire le trajet à pied, ce qui me permettrait de mettre de l'ordre dans mes idées (même si, au prix d'une prévenante et laborieuse tentative pour cerner le sujet, j'avais, moyennant quelques lectures et prises de note, échafaudé une façon de plan, ou plutôt une esquisse d'approche etc.)
Je tapai donc "rue Albert-Einstein" sur le site Mappy. Quel ne fût pas (ou plutôt, quel fut) mon étonnement (et aussi, conséquemment, ma surprise, voire ma stupeur) en découvrant qu'il n'y avait aucun résultat pour cette rue. La rue Albert-Einstein n'existait pas, ou du moins le site Mappy n'en connaissait pas l'existence, comme si, malgré l'indéniable renommée attachée au nom de celui en hommage duquel on avait décidé de baptiser quelques mètres de voie reliant d'autres voies, ou peut-être en raison du contraste créé par l'attribution d'un nom aussi célèbre à ce qui, somme toute, n'était qu'une centaine de mètres d'asphalte sise au fin fond d'un arrondissement en pleine transformation, les instances présidant à la localisation des rues, bâtiments, commerces, monuments, avait refusé de situer, sur la carte même dont elles avaient la charge, une rue qu'il me fallait pourtant non seulement repérer mais également emprunter si je voulais parvenir à bon port.
Je me demandâmes alors (préférant conjuguer le verbe "demander" à la première personne du pluriel tout en conservant pour sujet ce vain, futile et néanmoins commode "je" qui a fait des preuves depuis des siècles, et ce malgré les rudes, insistantes et répétées secousses auxquelles l'avaient soumis nombre de philosophes) si la non-existence de cette rue Albert-Einstein n'avait pas valeur métaphorique, et c'est donc en proie à une quasi exaltation que j'allai à sa rencontre, me disant, ou plutôt m'expliquant à moi-même, m'en exposant les grandes lignes, que mon intervention pourrait, justement, précisément, adéquatement, commencer par l'examen (et la réflexion sur) l'absence pour ainsi dire abstraite de cette rue, laquelle rue jouerait si l'on veut (si on le désirait) le rôle laissé vacant par la fiction contemporaine, et qu'ainsi armé de cette béquille rhétorique, il me serait possible, souhaitable, intéressant de me demander, ou plutôt de demander aux étudiants devant lesquels j'allais devoir m'exprimer si jamais je réussissais à trouver cette putain de rue, si justement la fiction contemporaine n'était pas, à sa façon, une rue Albert-Einstein, c'est-à-dire une voix (jouant sur une homophonie accessible, ludique, pratique) qu'on pense avoir déjà entendu mais dont on arrive à pas à situer l'origine sur la grande, la terrible, la paradigmatique carte de la littérature, et que par conséquent il ne serait pas inutile d'essayer de remonter jusqu'aux possibles et théoriques origines de cette voie, et donc de se pencher un peu plus attentivement sur le discret, fatal et nécessaire séisme que déclencha, en 1857, la parution de Madame Bovary.
Ce que je fis. Et au bout de trois heures passées à désembobiner le fil de la fiction, il ne me resta plus qu'à lire, douze minutes durant, un extrait des Géorgiques, extrait qui eut pour effet de réveiller tous ceux qui, aspirant à quelque enseignement, étaient venus m'écouter dans la petite salle 317, au 3e étage du bâtiment Olympe de Gouges, Université Paris Diderot, Campus Paris Rive Gauche (13e arrondissement), bâtiment sis rue Albert Einstein. 


mercredi 20 mars 2013

(Don't) Miss Vollmann

Le 8 octobre 2013, notre vision de l'écrivain américain William T. Vollmann risque de changer radicalement – ou pas. Déjà, dans son précédent ouvrage paru aux Etat-Unis, Kissing the Mask: Beauty, Understatement and Femininity in Japanese Noh Theater, l'ami Bill s'était essayé au transformisme sous l'égide d'expert(e)s japonais en la matière. Apparemment, l'expérience lui a plu, et il a récidivé avec tout le commitment qu'on lui connaît. Le Livre de Dolorès, que publieront les éditions powerHouse Books à l'automne, est un album de 200 pages, composé de photos, de gravures et d'aquarelles où il met en scène une certaine Dolorès, son alter ego féminin, avec, nous dit l'éditeur, "malice et parfois cruauté". Auto-portrait fantasmé et cependant réalisé, ce livre permet également à William T. Vollmann d'expérimenter des techniques photographiques obsolètes, comme la gomme bichromatée non argentique, où excellèrent en leur temps les français Alphonse Poitevin et Robert Demachy. Le tout commenté par l'auteur de La Tunique de glace, récemment paru en Lot49. Sacrée Bill.

mardi 19 mars 2013

Passa Porta: par ici l'attention

Du 20 au 24 mars 2013, durant quatre soirées et une grande journée, le Festival Passa Porta va se dérouler à Bruxelles et proposer  rencontres,  lectures et débats avec la participation d' écrivains du monde entier. Bon, ça tombe en même temps que le Salon du Livre de Paris, mais l'ubiquité est désormais si monnaie courante qu'on ne va pas se plaindre. Personnellement, j'y serai dès vendredi et jusqu'à lundi, sur l'invitation du festival qui m'a donné carte blanche pour inviter trois écrivains. J'avais proposé dans un premier temps Claude Simon, Louise Labé et Mark Twain, mais ces derniers étaient accaparés par des réflexions posthumes on ne peut plus justifiées. On a donc opté pour des vivants, plus souples et plus accommodants. En l'occurrence: Eric Chevillard, Laure Limongi et Percival Everett.
Ces rencontres auront lieu le dimanche 24, dans le cadre de ce que Passa Porta appelle "Le Parcours". Ce jour-là, vous pourrez voir et entendre Adam Zagajewsk, Alain Berenboom, Mircea Cărtărescu, Anne Enright, Enrique Vila-Matas, Patrick Deville, Christos Chryssopoulos, Jean-Pierre Verheggen, Lydia Davis, Céline Curiol, Charles Pennequin, A.S. Byatt, Julian Barnes et bien d'autres (le programme est en ligne ici).
Mais revenons à mes trois invités. Je ne suis pas peu fier d'avoir convaincu le très discret Eric Chevillard de participer à ce festival (même s'il m'a fallu recourir à des menaces psychiques) et j'entends bien le torturer amicalement avec les pincettes de la curiosité. Ça sera entre 16h et 16h45 (à Beursschouwburg). On vous en reparlera, d'autant plus que le même Chevillard (il n'y en a qu'un) participera également, la semaine prochaine, mardi et mercredi, à un Colloque universitaire organisé par Pierre Jourde qui se tiendra à Valence, et où j'aurai de nouveau l'aubaine de lui dire tout le bien que j'écris de lui (dans un texte intitulé Un traître parmi les traîtres – allez savoir…). Gageons qu'après ces épreuves et ces ordalies, l'auteur d'Oreille rouge rentrera dans le bois pour un bout de temps.
J'animerai aussi la rencontre avec l'écrivaine et éditrice Laure Limongi, qui sort ces jours-ci un nouveau livre aux éditions Inculte intitulé Soliste, roman-variations qui tourne autour de Glenn Gould. Laure Limongi lira un extrait du roman érotique de Nicholson Baker à 16h (il faudra là encore s'ubiquiser…), en suite de quoi je la cuisinerai de 17h à 17h45 (au même endroit): on parlera donc musique, mais aussi poésie, édition, Bessette, Federman, Denis Roche… et cuisine (mais pas de chat – désolé, Laure).
Quant à Percival Everett, mon troisième invité, auteur prolixe et caustique, c'est Antoine Pickels qui aura le privilège de lui poser des questions, à 15h.
Enfin, pour ce qui est de Mézigue, je causerai de ses livres et de son parcours de traducteur à 14h avec Sylvia Botella.
Bon je résume, parce que je m'y perds moi-même : 14h: Claro. 15h: Everett. 16h: Chevillard. 17h: Limongi. A dimanche, donc, si vous êtes dans le coin.

(Et un grand merci à Marianne Cosserat et Nathalie Capart qui m'ont sollicité et soutenu tout au long de la préparation de ces quatre rencontres, ainsi qu'à toute l'équipe du Festival que je me fais une joie de rencontrer.)

lundi 18 mars 2013

Instructions pour une prise de Pynchon



La rumeur selon laquelle les livres de Thomas Pynchon seraient intraduisibles est un tantinet exagérée. Certes, la prose de cet écrivain américain ressemble parfois à la structure ADN d’un chaman qui aurait trop regardé les dessins animés de Tex Avery, un chaman qui par ailleurs ne communiquerait qu’en morse, à l’aide d’éperons radioactifs, mais il est néanmoins possible de venir à bout de cet exercice périlleux. Donc, à qui veut s’essayer à traduire ou lire – ou même humer, titiller, lécher, cogner, etc… – la prose de ce géant des lettres américaines, quelques précautions s’imposent.

Tout d’abord, qu’il s’agisse de Mason & Dixon ou de Contre-jour, commencez votre lecture un jour d’orage, en vous installant de préférence au pied d’une structure métallique horizontale, après avoir pris soin de suspendre une guirlande de petites ampoules électriques aux couleurs de l’arc-en-ciel dans vos cheveux (si vous êtes chauve, une pile dans chaque oreille suffira). Puis attendez que la foudre vous donne l’impulsion de la lecture. Il est possible qu’un léger grésillement se fasse entendre et qu’une vague odeur de bacon brûlé vous chatouille les narines – c’est tout à fait normal. 

Autre précaution à prendre : il est impératif, avant de tourner la première page, d’ingurgiter un petit godet du sympathique breuvage : un tiers de romanée conti + un tiers de spriviet’n utchiknè + un tiers de jus de pavot femelle (ajoutez du Tabasco si le cœur vous en dit). Comme il est dit dans Mason & Dixon : « préventif d’une grande variété d’afflictions ». Le seul hic, c’est qu’une fois traduite (ou lue, ou titillée, humée, etc.), la phrase pynchonienne continue sa facétieuse métamorphose. Les paragraphes se déhanchent, les relatives se trémoussent, le lexique swingue… à croire que chaque page est une machine à sous et que le seul fait de tourner la page relance la donne. C’est grisant. La rumeur selon Pynchon les livres de tantinet laquelle exagérée serait Thomas est intraduisible. »

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(Texte écrit en août 2010 pour le site de la collection Points/Seuil  à l’occasion de la parution de L’Arc-en-ciel de la gravité chez Points et de Vice caché aux Éditions du Seuil

Les variations Antin

La démarche littéraire de David Antin ne se borne pas à la simple performance. C’est aussi un art poétique, non de l’éphémère – puisque les textes improvisés sont repris sur papier –, mais du présent. Très vite, ainsi que l’explique Antin, il a ressenti un étrange sentiment en lisant ses textes : celui d’être comme un acteur, un récitant, et non un énonciateur. Et donc le sentiment de ne faire que réactiver un dire devenu chose passée. A partir de là, Antin modifie son approche poétique et va mettre au point un système en apparence simple – une improvisation sur un ou plusieurs thèmes, avec digressions, apartés, commentaires, mais qui en fait a pour mission de tisser de vastes métaphores du discours, de ses interactions avec le monde, du rôle de la parole, des mots. On s’en rendra compte à la lecture de l’imposant Accorder, qu’ont publié les éditions Héros Limite en 2012, dans une traduction de Pascal Poyet.
Le recueil, qui date de 1984 (et s’intitule tuning dans sa version originale) réunit huit textes de David Antin, dans lesquels il déploie son art de la variation (au sens « goldbergien ») avec une rigueur souvent déguisée en nonchalance, un humour sévère qui folâtre, dans ses dimensions rhétoriques, avec l’absurde, et une vigilance pour tout ce qui touche au statut de l’œuvre d’art, aux conditions économiques de la représentation, au sens des mots. Ainsi, dans la monnaie du pays, Antin se livre à un exposé détaillé de la monnaie et de ses équivalences dans un pays d’Europe (non précisé – imaginaire ?) où a vécu un de ses amis. L’unité de base y est le unum, mais il a aussi le sard (=8 unums), le demi-forth (mais le forth n’existe plus, hélas), le rezor, le diplum, le neror, ainsi que le quinkwark, le bregma.  Mais le pays en question, hyper industrialisé, a de gros problèmes de pollution, et la climatisation est payante : comme si l’oxygène était une chanson à sélectionner dans un dispendieux juke-box. L’argent, et donc la richesse, entretient du coup un rapport étroit avec la capacité à respirer correctement. Antin en tire toutes les conséquences, jusqu’aux plus absurdes. Par exemple, les couples qui désirent faire l’amour se réfugient dans des compartiments privés de tramway, après s’être livré à un complexe calcul qui tient compte du prix du trajet, du temps disponible, etc. Mais cette situation a aussi des conséquences sur la langue du pays, et le verbe medrabregmadzian, qui signifie littéralement « passer la nuit à baiser », finit par signifier « sensualiser » (à un slket les 3 minutes, il s’agit d’avoir tous les sens en alerte maximale…).A partir de ces équivalences souvent hilarantes, Antin tire quantité de fils, linguistiques et sociaux, qu'il tisse à l'envi avec un art consommé de la digression.
Si l’argent est très présent dans les variations Antin, c'est qu'il est le pendant d’un usage de la langue, et à travers lui s’exprime la disproportion entre la chose et sa valeur réelle, disproportion qui fait souci à Antin dans la mesure où son propos est d’accorder, c’est-à-dire ajuster des rythmes une fois qu’une mode de  compréhension a été établi. La poésie d’Antin fait feu de tout bois, jusqu’à devenir commentaire de la fumée. Simultanément sociologique, philosophique, esthétique, politique, elle vit du brassage des idées et des affects dont elle tente, avec liberté, de modéliser les relations. Elle n’exclue pas l’anecdotique, la spéculation, la description, le récit, le souvenir, le sentiment, l’impression, la déduction, l’analyse, etc.
Bref, tranquillement cannibale, l’organisme Antin réinvente l’art de la conversation pour en faire un art de la conversion – et établir des correspondances entre l’expérience du locuteur et celle de l’auditeur. Et de fait, le lecteur d’Antin, lisant ses textes à voix haute, devient à son tour locuteur, quitte à caresser lui-même l’envie de poursuivre l’expérience.

vendredi 1 mars 2013

Pause

Le Clavier Cannibale fait une petite pause jusqu'au 18 mars pour cause de "retraite" (mouahah) au vert (sans internet). Dans les bagages, quelques traductions en cours et de chouettes lectures en perspective: Les Géorgiques, de Claude SimonAccorder, de David Antin (traduit de l'américain par Pascal Poyet, éd. Héros Limite); Les Cobayes, de Ludvik Vaculik (traduit du tchèque par Alex Bojar et Pierre Schumann-Aurycourt, éd. Attila); Dernier voyage à Buenos Aires, de Louis-Bernard Robitaille (éd. Notab/lia). Plus quelques recueils de poésie américaine et deux ou trois classiques en libre feuilletage. Ainsi bien sûr qu'un livre en cours, au long cours même, mais c'est tout autre chose.
Bref, on vous laisse vous vautrer dans la lecture, les livres et la littérature, et en attendant de remettre le couvert (en papier), on vous offre la recette de l'épigramme d'agneau aux pointes d'asperges, façon Alexandre Dumas:
"Achetez un quartier de devant d'agneau, détachez-en l'épaule que vous ferez rôtir. Lorsqu'elle sera cuite, faites cuire la poitrine dans une braise, puis mettez- la à la presse entre deux couvercles de casserole avec un poids pour l'aplatir, retirez tous les os et réservez seulement ceux qui vous seront nécessaires pour faire des manches à vos côtelettes, taillez les côtelettes et parez-les; disposez les dans un sautoir, saupoudrez-les d'un peu de sel, saucez les légèrement avec du beurre fondu ou, ce qui vaudrait mieux, avec de l'allemande réduite. Votre poitrine d'agneau découpée de manière à imiter des côtelettes, trempez-les dans une panure composée de mie de pain, d'huile et de pain rassis que vous aurez passé à travers le tamis de laiton, assaisonnez. Passez les côtelettes dans le beurre clarifié, rangez-les dans le plat à sauter, faites frire les poitrines et égouttez- les.
Mettez dans chaque bout de poitrine la moitié d'un os taillé en pointe, de manière à former un manche à vos fausses côtelettes. Dressez autour d'une croustade poitrine frite et côtelettes sautées en alternant, garnissez la croustade de pointes d'asperges et servez à part une légère béchamel. Vous pouvez, en suivant le même procédé et en servant toujours votre béchamel ou votre demi-glace ou enfin votre sauce à part, garnir la croustade de petits pois, d'une macédoine de légumes, de haricots verts, d'une purée de cardons, etc. Veloutez à part le tout réduit avec essence de champignons ou, enfin, avec une garniture de concombres. L'allemande doit être servie à part."
(in Grand Dictionnaire de cuisine)