Hier, je faisais une intervention pour les étudiants de Master 2 en Traduction littéraire de l'université Charles-V, intervention portant sur la littérature française contemporaine. Il s'agissait d'un petit module de 2 x 3h, durant lequel je devais développer un (ou des) aspect(s) de mon choix parmi les écritures contemporaines, afin de permettre aux étudiants d'avoir une petite idée de la façon dont la littérature en langue française d'aujourd'hui permet d'élargir les possibilités créatrices des traducteurs. Typiquement, présenter l'écriture de deux ou trois (ou cinq, ou cinquante) écrivains travaillant à un certain projet d'écriture, une certaine conception de l'imaginaire, etc. J'avais choisi de leur parler de Claude Simon - en particulier Les Géorgiques.
Ce que je ne savais pas, ou plutôt ce à quoi je n'avais pas fait attention, c'est que l'intervention ne devait pas avoir lieu à l'université Charles-V, rue Charlemagne, mais (je dus alors relire l'e-mail d'Antoine Cazé, qui m'avait proposé ladite intervention et qui s'occupe entre autre du passionnant Observatoire de la Littérature Américaine (ODELA), et qui, sachant qu'il serait absent lors de cette séance avec ses étudiants, avait pris soin de me donner quelques indications pratiques) "en salle 317, au 3e étage du bâtiment Olympe de Gouges, Université Paris Diderot, Campus Paris Rive Gauche (13e arrondissement). Ce bâtiment est sis rue Albert Einstein". Apparemment, les bâtiments vaguement sorbonesques de la rue Charlemagne avaient été classés monument vétuste, et tout notre petit monde rapatrié dans une flambante neuve (?) forteresse du XIIIè arrondissement. Soit.
Comme mon sens de l'orientation m'aurait sûrement fait passer à côté du Détroit de Behring même si trente mille vikings montés sur des rennes m'avaient dépassé en s'y engouffrant (leurs casques à cornes sifflant dans le vent, leurs montures haletant, les flancs givrés d'une sueur argentée, rutilante, nécrosée, comme en aurait pu concevoir, dans un temps plus lointain d'eux mais plus proche de nous la figure tutélaire mais étonnamment prégnante de Claude Simon), je décidai de consulter le site Mappy. Habitant dans le XIIème arrondissement, je me suis dit que j'allais faire le trajet à pied, ce qui me permettrait de mettre de l'ordre dans mes idées (même si, au prix d'une prévenante et laborieuse tentative pour cerner le sujet, j'avais, moyennant quelques lectures et prises de note, échafaudé une façon de plan, ou plutôt une esquisse d'approche etc.)
Je tapai donc "rue Albert-Einstein" sur le site Mappy. Quel ne fût pas (ou plutôt, quel fut) mon étonnement (et aussi, conséquemment, ma surprise, voire ma stupeur) en découvrant qu'il n'y avait aucun résultat pour cette rue. La rue Albert-Einstein n'existait pas, ou du moins le site Mappy n'en connaissait pas l'existence, comme si, malgré l'indéniable renommée attachée au nom de celui en hommage duquel on avait décidé de baptiser quelques mètres de voie reliant d'autres voies, ou peut-être en raison du contraste créé par l'attribution d'un nom aussi célèbre à ce qui, somme toute, n'était qu'une centaine de mètres d'asphalte sise au fin fond d'un arrondissement en pleine transformation, les instances présidant à la localisation des rues, bâtiments, commerces, monuments, avait refusé de situer, sur la carte même dont elles avaient la charge, une rue qu'il me fallait pourtant non seulement repérer mais également emprunter si je voulais parvenir à bon port.
Je me demandâmes alors (préférant conjuguer le verbe "demander" à la première personne du pluriel tout en conservant pour sujet ce vain, futile et néanmoins commode "je" qui a fait des preuves depuis des siècles, et ce malgré les rudes, insistantes et répétées secousses auxquelles l'avaient soumis nombre de philosophes) si la non-existence de cette rue Albert-Einstein n'avait pas valeur métaphorique, et c'est donc en proie à une quasi exaltation que j'allai à sa rencontre, me disant, ou plutôt m'expliquant à moi-même, m'en exposant les grandes lignes, que mon intervention pourrait, justement, précisément, adéquatement, commencer par l'examen (et la réflexion sur) l'absence pour ainsi dire abstraite de cette rue, laquelle rue jouerait si l'on veut (si on le désirait) le rôle laissé vacant par la fiction contemporaine, et qu'ainsi armé de cette béquille rhétorique, il me serait possible, souhaitable, intéressant de me demander, ou plutôt de demander aux étudiants devant lesquels j'allais devoir m'exprimer si jamais je réussissais à trouver cette putain de rue, si justement la fiction contemporaine n'était pas, à sa façon, une rue Albert-Einstein, c'est-à-dire une voix (jouant sur une homophonie accessible, ludique, pratique) qu'on pense avoir déjà entendu mais dont on arrive à pas à situer l'origine sur la grande, la terrible, la paradigmatique carte de la littérature, et que par conséquent il ne serait pas inutile d'essayer de remonter jusqu'aux possibles et théoriques origines de cette voie, et donc de se pencher un peu plus attentivement sur le discret, fatal et nécessaire séisme que déclencha, en 1857, la parution de Madame Bovary.
Ce que je fis. Et au bout de trois heures passées à désembobiner le fil de la fiction, il ne me resta plus qu'à lire, douze minutes durant, un extrait des Géorgiques, extrait qui eut pour effet de réveiller tous ceux qui, aspirant à quelque enseignement, étaient venus m'écouter dans la petite salle 317, au 3e étage du bâtiment Olympe de Gouges, Université Paris Diderot,
Campus Paris Rive Gauche (13e arrondissement), bâtiment sis rue
Albert Einstein.