Les éditions Le Vampire Actif ont le chic pour réintroduire dans l'arène littéraire quelque gladiateur oublié, tels que Pétrus Borel ou Jean Richepin, et nous offrent aujourd'hui un sacré péplum signé Félicien Champsaur, L'orgie latine. Dans la préface qu'a écrite Hugues Béeseau, il nous est permis de se faire une idée de l'ampleur littéraire de Champsaur, compagnon des Hydropathes, Hirsutes, Zutistes et autres glorieux fadas de l'époque du roi Verlaine. Quelques aperçus sur ses œuvres nous donnent l'impression de zyeuter, entre deux tentures cramoisies, un monde pré-post-moderne. Ainsi en va-t-il de Lulu roman clownesque (1901), dans lequel Champsaur, nous dit Béeseau
produit un texte hybride composé d'un récit érotique, dans lequel il insère des "corps étrangers" constitués par des textes tirés d'encarts publicitaires, d'articles de journaux, de ses poèmes et de très nombreuses illustrations produites par des peintres et des affichistes du moment […]
texte qu'on peut par ailleurs consulter en ligne sur le site Gallica afin de se faire une idée des audaces de Champsaur, même si rêver à ce que peut être un tel ouvrage se suffit presque à lui-même, et que la lecture in extenso de Lulu roman clownesque peut décevoir. Il en va de même pour Le Jazz des masques (1928), dont l'auteur nous affirme qu'il "cocktailise" tout à la fois,
"livre caméléonesque, poésie, alacrité, causticité, théâtre, récit, propos aigus en zigzag […], drame et pamphlet, mixture d'amour, d'idées, de politique".
Ira-t-on voir de visu? ou préférera-t-on, une fois de plus, rêver ce livre, ses promesses, ses errances? Au lecteur de mesurer et d'équilibrer l'intensité de ses attentes et la force de sa curiosité. En revanche, nous avons bel et bien L'orgie latine entre les mains, et pouvons nous y plonger ou y butiner à notre guise. C'est un livre qui a la particularité d'être bichrome, entendez par là que certains mots et passages sont composés en rouge, comme si Champsaur avait voulu, sur l'arène de la page, répandre un peu de ce sang antique dont il cherche à chanter la prégnante actualité – Béeseau cite fort à propos dans sa préface la phrase de cet autre oublié, Catulle Mendès: "Le sang, le beau sang, le cher sang, l'adorable sang."
L'orgie latine plonge le lecteur dans le monde englouti de Messaline, ses "fanfares buccinantes", les "effluves de ses yeux lascifs" (?!), quand Rome, "pâmée dans la victoire et la débauche", est à la fois capitale, cirque et couche ardente. Champsaur crée un étrange Salammbô de cabaret, où défilent chars et dialogues, prières câlines et ruts des faunes. D'humeur homérique, Champsaur s'ébroue sans gêne sa prose musculeuse sous les portiques du roman en toge, pour notre plus grande délectation, alternant tableaux de chair et scènes de rétiaires. On vibre à l'heure sanglante où
Rome, la ville-clarté, centre du monde civilisé, râlait, dans une agonie pareille à celle d'un vieux libertin surpris par la mort aux bras de ses prostituées, à l'heure où il se vautrait tordu d'un spasme suprême, dans une couche infâme.
Les arènes braillent et les lupanars murmurent. Il y a une "subucula débraillée", des "parfums crapuleux", "une furie bestiale", des fins de partie que Champsaur sait conclure d'un énigmatique mais efficace: "Un vélite passait, qu'elle entraîna" – non seulement la seule irruption du rouge dans cet énoncé suffit à faire entendre "la rumeur perpétuelle de la volupté", mais ce kidnapping de l'imparfait fantassin par le passé simple impérial a quelque chose de terrible. N'en déduisez pas que L'orgie latine n'est pas qu'une vaste bacchanale, un Gaffiot du stupre: il y court des accents chrétiens, surpris dans leur aurore, quand une "sérénité étrange" illumine certains personnages, les dieux vont perdre leur "x", c'est une question de timing. Et en prime, Néron fait une apparition sur la fin, et l'on sent que l'amour humain n'est pas pour demain.
Oubliez donc Quo Vadis quelques heures, reléguez Ben-Hur sur une haute étagère et plongez les yeux (et les mains) dans la bichrome luxure du sieur Champsaur! Vous y perdrez peut-être votre latin, mais l'orgie vaut le détour.
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Félicien Champsaur, L'orgie latine, Les éditions du Vampire actif, coll. Les Rituels pourpres, édition établie et présentée par Hugues Béeseau et Karine Cnudde, 20€
Un grand grand merci pour votre lecture aussi pertinente que sensible de cet ouvrage curieux, hybride,débridé, puissant qui est, au final,comme vous le dîtes fort justement, un roman "à toge",un texte "d'humeur homérique" servi par une "prose musculeuse". Ce fut un réel plaisir que de découvrir ce texte, que de plonger dans les écrits de Champsaur et d'approcher ainsi un écrivain injustement oublié. Hugues Béesau
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