Charlotte von Essen a eu une bonne idée: demander à des auteurs contemporains de se livrer au jeu du questionnaire en guise de préface à des textes classiques. Ça se passe en Garnier-Flammarion, sous la rubrique liminaire "Interview". Eric Chevillard a choisi Bouvard et Pécuchet, et Pierre Bergounioux L'Odyssée. Il s'agit à chaque fois des mêmes questions, quatorze au total: Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois? Racontez-nous les circonstances de cette lecture. / Votre "coup de foudre" a-t-il eu lieu dès le début du livre ou après ? / Relisez-vous ce livre parfois? A quelle occasion ? Etc.
Le ton est certes scolaire, voire naïf, mais c'est là précisément tout l'enjeu de l'exercice, puisqu'il s'adresse, principalement (on le suppose) à de jeunes lecteurs pour qui c'est une première "prise de contact" et qui peuvent ainsi découvrir, avec stupeur on l'espère, l'impact qu'un texte peut avoir sur un auteur. Evidemment, chaque auteur se livre(ra) à l'exercice selon son goût. Et il ne faut donc pas s'étonner qu'Eric Chevillard réponde à la première question – Quand avez-vous lu ce livre pour la première fois? Racontez-nous les circonstances de cette lecture – de la façon suivante:
"On ne saurait me soupçonner des assassinats, crimes et délits commis durant les journées des 3, 4, et 5 mars 1982, j'ai un alibi, et c'est du solide: je lisais pour la première fois Bouvard et Pécuchet, comme en atteste la page de garde où j'ai noté ces dates. Je le fais encore aujourd'hui sur tous les livres que je lis, dans un souci maniaque que je ne m'explique pas bien mais qui m'aurait sans doute valu l'estime des deux héros de Flaubert."
Preuve, si besoin en était, qu'un écrivain peut se plier à un exercice, aussi mécanique soit-il en apparence. Autre exemple, quand on demande à Bergounioux: "Y a-t-il, selon vous, des passages ratés" (la question, reconnaissons-le, est audacieuse, s'agissant de classiques éprouvés), il n'hésite pas à répondre que
"les aventures de Télémaque manquent un peu d'intérêt parce qu'il est jeune, sans projet autonome. Il agit dans l'ombre de son père et ses initiatives, par l'effet du contraste, en pâtissent."
Comme on le voit, la discussion est lancée, du moins ouverte. On pourrait d'ailleurs se livrer à un jeu contigu, et se demander quel moderne va commenter quel classique. Qui verriez-vous pour Un amour de Swann (réponse: Philippe Forest); Roméo et Juliette ? (Réponse: Antoine Volodine). A moins de cinq euros, on ne quand même va se priver d'étoffer ses étagères de poche, quitte à accumuler les doublons. Et puis, c'est Flaubert qui nous le dit lui-même dans le Dictionnaire des idées reçues à l'entrée "Exercice":
"Préserve de toutes les maladies.Toujours conseiller d'en faire."
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Photo: © Linus Lohoff, Das gebaute Bild
Il faut bien admettre que si, pour Chevillard, le choix de Bouvard et Pécuchet n'est guère étonnant (c'est un texte qui lui va comme un gant, pour ainsi dire), celui de Volodine (et dieu sait que j'aime Volodine et la longue cohorte de ses hétéronymes) me surprend davantage ; mais ce choix, justement, doit nous être un indice pour relire ses textes d'un autre oeil (la déploration amoureuse ?).
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