vendredi 8 février 2013

Le chic et le cœur: Adam au créneau

Olivier Adam avait publié, dans le numéro 45 de la revue Décapages, un long texte où il s'expliquait sur l'héritage bourdieusien et son influence sur son propre parcours d'écrivain. Ce texte est aujourd'hui disponible sur le site Bibliobs, à l'occasion des dix ans de la mort du sociologue, sous le titre "Pourquoi les romanciers français devraient lire Bourdieu" (le titre est de Bibliobs). C'est un texte passionnant à maints égards. Tout d'abord, parce qu'il y est question de la possible importance qu'un penseur peut/pourrait avoir sur des écrivains travaillant dans la sphère romanesque. On ne dira jamais assez à quel point un philosophe, un sociologue, un poète, un ethnologue peuvent influer (plutôt qu'influencer) sur qui travaille la fiction. Le phénomène n'est sans doute pas si rare, mais en revanche il est possible qu'il ne soit pas assez souvent rappelé.
Olivier Adam évoque donc l'importance qu'eut la lecture des livres de Bourdieu sur sa carrière. Il explique que la sociologie telle que la pratiqua Bourdieu fonda sa manière de voir, de penser le monde, et, in fine, d'écrire le monde. Sans vouloir chercher des pouilles, on se permettra de faire remarquer qu'"écrire le monde" est peut-être un peu ambitieux, et que, à bien la lire et l'interpréter, la sociologie bourdieusienne ne donne pas nécessairement des clés pour "comprendre" le monde. La société, peut-être, oui, du moins telle société particulière, de telle à telle année. Mais bon. Passons.
Adam est originaire des banlieues sud et des classes moyennes, il nous le rappelle. Il a fréquenté une école du XVIème arrondissement parisien et a donc, plus qu'un autre, senti le gouffre qui le séparait de ses condisciples. Du coup, nous explique-t-il, dans la mesure où il se destinait déjà à une carrière d'écrivain (je m'en veux d'utiliser le mot carrière, mais à la fois il a son sens dans le schéma bourdieusien), il dut "travailler sans relâche à définir son projet romanesque". Là, on a envie de dire: quel que soit le milieu social d'où on vienne, il n'est peut-être jamais inutile de "travailler sans relâche" dès lors qu'on a un "projet romanesque", et je ne suis pas sûr qu'on puisse taxer les écrivains bourgeois, ou d'origine bourgeouse, de n'avoir pas travaillé sans relâche sous prétexte qu'ils avaient une cuiller doré en guise de stylo-bille.
Mais suivons Adam dans son analyse. Il nous dit ensuite qu'il dut "investir le champ littéraire", l'étudier "sous tous les angles", "à défaut de le connaître par 'naissance'". Là, on se pose une question. Mais de quoi parle-t-il, là, soudain? Le "champ littéraire". Eh bien, le champ littéraire, s'il ne s'agit pas d'une prairie, a priori je dirais qu'il s'agit de la… "littérature". Eh bien non. Ce qu'Adam désigne par là, c'est en fait le "milieu littéraire". Or c'est un milieu avec lequel il a eu du mal, nous explique-t-il. Etant donné ses ventes, on ne comprend pas trop. Qu'il ne se soit senti aucune accointance avec certaines personnes travaillant dans l'édition, pourquoi pas. Là encore, si on adopte une attitude bourdieusienne, on évitera d'entasser tout et n'importe quoi (qui?) dans un ensemble intitulé "milieu littéraire". Il n'y a pas beaucoup de rapport entre l'éditeur RMiste qui travaille en province et publie d'obscurs textes hongrois et la belle gueule friquée qui pavane rue de l'Odéon, un manuscrit non raturé sous le bras. L'édition regroupe des manutentionnaires, des attachées de presse, des standardistes, des patrons, des précaires etc. Bourdieu serait d'accord, on l'espère, pour pinter la diversité de ce métier. Question: le rapport à la littérature, à l'écriture, à la pratique, serait-il directement indexé à je ne sais quel coefficient de pénétration dans tel "milieu". Ce serait trop beau – ou trop laid, ça dépend du "point de vue".
Bref, tout ça pour dire que les écrivains d'aujourd'hui, selon Adam, ont "déserté le champ des classes moyennes et populaires". Ah. Qu'est-ce à dire? La littérature se doit-elle d'investir le social ? Ma foi, pourquoi pas. Il y a plus d'une seule façon de "traiter" du social, et on n'est pas obligé de tomber dans le naturalisme non plus. Mais pourquoi les écrivains ne parlent-ils plus des classes moyennes? Là encore, Adam a une réponse: c'est parce qu'ils n'en viennent pas. Ce sont des bourgeois. Du coup, ils ne parlent que de la bourgeoisie. Cet automatisme repose selon Adam sur un double principe: 1/ on n'écrit jamais que de son propre point de vue et 2/ on écrit sur ce qu'on connaît.
Hum. Cette histoire de de "point de vue" et de "sur" (ce qu'on connaît) me rend assez perplexe. L'écriture n'a-t-elle pas pour objet de détruire ce "point de vue" et, qui plus est, de vous empêcher d'écrire "sur"? De quel point de vue écrit Chevillard? Sur quoi écrit Michon? Autant Guyotat a beaucoup écrit sur les origines et complexités de son "point de vue", autant on ne peut pas dire qu'il ait écrit "sur" un objet particulier. Ai-je le droit de parler de la chaise électrique si je ne suis pas passé dessus avant? Cela reviendrait à dire que seul le peuple (?) peut parler du peuple, que seule l'élite (?) peut parler de l'élite. La littérature comme reflet de la lutte des classes? Autant nier d'entrée de jeu tout ce qui fait le travail de la littérature, de la littérature au travail – et les apports de la philosophie, qui nous a également appris que le rôle de porte-parole n'était pas forcément la panacée pour libérer les flux de discours. Mais pour O. Adam, l'adéquation "origine du locuteur/objet d'écriture" permet de "viser juste". Certes. Mais si j'écris pour me déporter sur un terrain autre que mes origines sociales et qu'en sus je ne souhaite pas écrire "sur", que puis-je viser? Si je n'écris pas depuis un point de vue? Si j'écris sur ce que je ne connais pas? Si j'écris mais ne raconte pas, ne décris pas, ne ravale pas la façade ? D'ailleurs, de quelle justesse pourrais-je me prévaloir si vraiment je voulais jouer les archers? Mystère.
Mais ce qui peut rendre perplexe, ce qui en tout cas me rend perplexe, moi écrivain issu de la banlieue sud (94) et des classes moyennes (père inspecteur d'assurances décédé jeune, mère au foyer), bien que n'en faisant pas ma toile de fond ni de commerce, c'est l'étrange procès que fait Adam. A qui le fait-il, d'ailleurs ? Quand il dit que, dès lors qu'on parle de (ou écrit sur?) la "France moyenne" (!), "on" vous reproche de vous concentrer sur des "vies minuscules" (Michon appréciera…). Qui le lui reproche? Pas ses lecteurs, on l'espère, puisqu'ils sont pléthore. Il doit donc s'agir du milieu littéraire: des journalistes qui ne l'encensent pas (or ils l'encensent, cf. les critiques sur son dernier livre), des jurés qui ne le couronnent pas (c'est la vie…). 
Mais Adam ne lâche pas le morceau et décline son travail littéraire selon trois phases (qui toutes provoquent des réaction agacées, selon lui). Il dit; "Evoquez la France moyenne" et vous verrez bien. "Décrivez ces gens"… et vous verrez bien. "Faites état de la violence des rapports de classe", et vous verrez bien. Hum. Evoquer, décrire, constater? N'est-ce pas là le travail d'un journaliste, plutôt que d'un écrivain? On a du mal me renseigner. Ou j'ai raté un train. De banlieue, ça va sans dire.
Mais le fond du fond, pour Adam, la goutte critique qui fait déborder le vase sociologique, c'est que cette thématique pavillonnaire "manque de chic" aux yeux des élites qui pilotent le champ littéraire. Lesquels préfèrent évidemment les romans qui dénoncent le monde rutilant des traders. Ben voyons. On lit Proust et Balzac pour éviter les descriptions désagréables à la Zola, c'est bien connu.
Pour finir, Adam pose la question suivante: "Par quel biais en est-on arrivé à penser qu'on pouvait dire la réalité d'une société sans s'attacher à son cœur, majoritaire et silencieux, omniprésent et paradoxalement invisible?"Mais c'est qu'il parle comme un tribun, le bougre! Bon, ça nous change de ces communautés inavouables dont parlait Blanchot.
Re-hum. On était parti d'une belle ambition – écrire le monde –, nous voilà désormais chargé d'une mission : dire la réalité d'une société. Cela fait beaucoup. Ecrire un livre, "travailler sans relâche à définir [un] projet romanesque", c'est pourtant déjà pas mal, non? On remarquera surtout que pas une fois la question du style, de l'écriture comme pratique, terrain d'affects, lieu de résistance langagière, n'est évoquée dans le texte de l'auteur des Lisières. Il n'est question que de thématique, de légitimité, de limitation, de chic, etc, comme si Adam confondait l'apport de la sociologie dans sa formation avec je ne sais quelle mission sociale. Comme s'il tenait à promouvoir une version "littéraire" de la sociologie. Je trouve qu'il écrit surtout dans le ressentiment, cherchant à recréer un rapport de force entre lui et… qui? Le milieu littéraire, toujours lui. Mais ce n'est pas sur ce terrain-là qu'il faudrait  porter sa réflexion et ses efforts, surtout quand ledit "milieu" ne vous ferme pas ses portes, du moins éditorialement. Ce n'est pas du côté d'une soi-disant incompréhension qu'il faut aller, ce n'est pas contre je ne sais quel mépris germanopratiin qu'il faut user ses munitions. Levy et Musso se plaignent de ne pas avoir l'adoubement des critiques, pas la peine de gonfler leurs rangs.
Le travail d'Adam ne devrait-il pas être d'aller au-delà du point de vue qui est le sien en tant qu'être social et d'écrire une langue plutôt que "sur" des vies dont il s'agace que certains les trouvent étriquées. Bien sûr que décrire les banlieues n'est pas glamour! Charles Robinson vous le dira. Ou Arno Bertina. Bien sûr que le milieu des traders a quelque chose de fascinant. Demandez à nos Balzac modernes! 
La question, me semble-t-il, n'est pas là. Libre à Adam de décrire des vies modestes, puisque, socialement, il en a le droit, selon sa théorie et pratique. Jauffret ne s'en prive pas non plus, il aime bien ça les vies étriquées, Régis, mais peut-être fait-il tout autre chose, et ne cherche-t-il pas à s'attacher au "cœur majoritaire". Michon non plus, mais d'une autre façon encore. Faut-il en citer d'autres? Car quand Adam déclare que "la plupart des romans" ne s'intéressent qu'à la bourgeoisie, on a juste envie de lui demander s'il est bien conseillé par son libraire. A moins qu'il ne fasse allusion à un champ littéraire particulier, celui des "romans sociologiques", dont l'éclat n'est bien sûr plus à démontrer, mais ces "romans sociologiques" ne sont-ils pas le fait de journalistes, et non d'écrivains, justement? Le débat est ouvert, mais je le trouve déjà tout gris.

7 commentaires:


  1. Sur Olivier Adam, je n'ai rien à dire; sur Bourdieu, rien qui n'ait pas été mille fois dit par d'autres, et bien mieux que je saurais le faire, que ce soit dans un sens ou dans l'autre...
    Il se peut que ces "communautés invisibles" (jamais entendu parler!) soient de pures saletés, si je puis dire, celles du grand Maurice sont, elles, "inavouables" et aussi peu branchouilles que celui qui les inventa...

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  2. perso je n'ai pas aimé le dernier d'Olivier Adam alors qu'il me touche et excelle à la lumière et aux paysages,trop de réel tue ce livre et y'a même pas Malabar mais peut être faut-il y voir un livre d'ethnologie à l'usage des bourgeois qui ne prendraient pas le temps de sortir de leur itinérance programmée.

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  3. Il faut reconnaître que vous avez le talent d'allier à votre réflexion séduction et perspicacité. Cependant, vous notez à un moment qu'il n'est question que d'une certaine "légitimité" selon O. Adam. Et il n'aurait pas tord de le voir ainsi. L'influence sociologique qui fonde sa "démarche" littéraire est peut être sa réponse à "pourquoi écrire aujourd'hui ?". Pierre Michon reste, malgré son couronnement, hanté par cette question de légitimité (et c'est là que l'on apprécie que Michon fusionne recherche stylistique et réflexion ontologique, métalittéraire...). Finalement le problème d'O. Adam, comme vous le suggérez, est de proposer une généralisation de sa réponse littéraire. Mais dans le détail, les réponses ont toutes le droit de citer, même si certaines ternissent le débat effectivement.

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  4. Des Balzac modernes ? Où ? Où ? Où ?

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  5. Merci Claro pour cette salutaire mise au poids ; Olivier Adam nous a refait le coup de Bourdieu pour les nuls. Lorsque le transfuge de classe s'adonne au pathos de l'homme réactif, cela donne des mauvais articles... et de la mauvaise littérature.

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  6. Des Balzac modernes ? "Les Effondrés" de Mathieu Larnaudie : ce n'est peut-être pas un roman qui relève de l'esthétique balzacienne, mais qui est proche de son projet : dévoiler la violence des rapports de production, mais à l'heure de leur dématérialisation, et ce, dans une langue extraordinaire. Un autre exemple ? "Les Veilleurs", de Vincent Message qui rejoint "l'envers de l'histoire contemporaine", si chère à Balzac... Voici deux exemples de récits français récents, remarquables dans leur volonté de créer une forme. Car la littérature, et l'art en général, c'est d'abord cela : une forme qui est à elle même son propre contenu (on a un peu honte de le rappeler).
    A cet égard, la violence faite à la langue par un Chevillard est certainement plus intense dans sa négativité plutôt que n'importe quel roman lourdingue à thèse, qui prétendrait "parler du social" : je donne n'importe quelle micro conversation de Nathalie Sarraute contre toute l'oeuvre pataude d'Annie Ernaux, n'importe quelle ligne de Georges Perec contre tout Houllebecq (je sais, cet exemple paraît beaucoup plus évident que le précédent, mais bon). M. Adam, sympathique dans ses intentions, reste in fine prisonnier d'une esthétique sartrienne pour le moins datée... A lire sa prose, on a l'impression de revenir dans des débats des années 50, lorsque Barthes était obligé de défendre le nouveau roman (bourgeois, forcément bourgeois) contre le réalisme socialiste à la française (du type André Stil). Conseils de lecture pour sortir de ce cul-de-basse-fosse typiquement français : relire les classiques de la sociologie (vous savez, ceux que Bourdieu n'a cessé de piller sans jamais le dire : Weber, Durkheim, Elias, Veblen... ) et pour aller au bout d'une sociologie de la culture digne de ce nom : Walter Benjamin, Theodor Adorno.

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  7. Quand Adam parle d'un "milieu littéraire", quand même, on se doute qu'il parle des éditeurs parisiens, et on voit de quoi il parle. Si on croise exceptionnellement, ça et là, un/e stagiaire égaré, et qu'on ne risque pas de recroiser souvent puisqu'il/elle ne sera pas embauché, on peut quand même parler, dans l'ensemble et depuis une quinzaine d'années, d'un rétrécissement notoire du domaine social permettant une embauche. Qui sont les attachées de presse de moins de quarante ans employés en cdi n'ayant pas bénéficié d'une initiation précoce aux us et coutumes de la haute bourgeoisie ? Qui sont les éditeurs, qui sont les responsables des pages littéraires, qui sont les graphistes, et pour une grande majorité d'entre eux, qui sont les primo romanciers d'aujourd'hui ? Quelque chose se passe, dans l'industrie culturelle, qui ressemble à s'y méprendre à de la co-option par origine sociale. Effectivement, je connais mal le millieu des éditeurs au rsa qui travaillent sur des traductions de textes hongrois. Mais pour autant je vois bien ce qu'Olivier Adam essaie de démontrer dans son article. Et que ses romans se vendent bien n'a rien de contradictoire : à aucun moment il n'explique que les éditeurs font ces choix d'embauche interne et de publication parce qu'ils correspondent à une demande du lectorat. Je suis étonnée que vous ne saisissiez pas du tout le sens de son article. Ça n'ôte rien à votre raisonnement, évidemment, qui ne porte pas que sur ce point. Mais ça le biaise, étrangement.

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