vendredi 15 février 2013

Le mauvais livre, sa vie, son œuvre

Qu'est-ce qu'un "mauvais livre"? Les jugements péremptoires devraient avoir droit à un examen encore plus poussé que les analyses circonstanciées. Cette économie de moyen dans la condamnation – c'est un "mauvais livre", et basta – doit cacher quelque chose.
Un mauvais livre serait un livre qui ne (me) sert à rien. Il peut être bien écrit (facile), bien construit (encore heureux), ambitieux (gros), riche (bouffi), complexe (boueux? cérébral? raté?), qu'importe. Le mauvais livre n'est pas un livre "raté". Personnellement, j'adore les livres ratés, d'ailleurs tous les grands livres sont ratés, je veux dire par là qu'ils tutoient tellement l'échec qu'ils en prennent ses plis, et parlent donc heureusement une autre langue que celle des vainqueurs et des faiseurs de petits bijoux ciselés.
Le mauvais livre se reconnaît néanmoins à certaines caractéristiques. Je peux vous les citer d'autant plus facilement que je sais intimement ce qu'est un mauvais livre, puisque je suis écrivain, et que mon boulot consiste non pas à écrire à un chef-d'œuvre mais surtout à empêcher le mauvais livre de s'inviter dans mon travail. Pourtant il est là sans cesse, il guette le moindre instant d'inattention, avec un sourire béat. Oui, le mauvais livre est mon meilleur ami, je discute avec lui toute la sainte journée, je le laisse entrer, je le laisse exposer ses idées – il en a plein, le bougre – puis j'essaie de le convaincre d'aller voir ailleurs. Je sais bien qu'il est plein de bonnes intentions, mais, allez savoir pourquoi, j'ai décidé, quand j'écris, de me passer des bonnes intentions, et d'un tas d'autres choses. Car l'écriture est avant tout refus. Un "merdre" gros comme un rocher, posé en amont de l'eau qui, on l'espère, finira bien par couler.
Le mauvais livre est le livre que je vais écrire si je ne fais pas attention à certaines choses. Ce qui ne veut pas dire que mon livre sera "bon" au final, mais au moins j'aurais fait gaffe. Quelles sont donc  ces bonnes intentions dont je préfère me méfier? Elles sont légions. Hélas – ou heureusement: sinon ça serait de la balle, on rebondirait facile.
Le mauvais livre possède, dans son catalogue, toutes sortes de solutions éprouvées. Qui ne m'intéressent guère. Ces solutions sont éprouvées, certes, mais pas par moi, je veux dire: pas par l'objet que j'essaie de construire, et qui, de mécanique, aspire à devenir organique.
Le mauvais livre est paresseux, donc sympathique, je m'en méfie donc comme de la peste. Il est toujours là pour vous proposer des expressions, des formules, des phrases toutes faites qu'au pire vous pourrez toujours customiser pour faire le malin, mais dont on sentira toujours l'étiquette sous le fin coutil.
Le mauvais livre a des idées très précises sur la construction. Pour lui, elle va de soi. Au mieux, quelques rétropédalages, des bribes de souvenir, une ou deux ellipses, hop, mais bon, ne perdons pas le lecteur dans de vains dédales. Le mauvais livre connaît la langue sur le bout d'elle-même. Vous voulez décrire une scène? Il a, rangé dans un dossier, le protocole idoine. La façon de. La technique pour. Là encore: paresse.
Le mauvais livre adore les dialogues. Ils sont le sel de la vie, de l'authenticité, et la seule vue d'un tiret ou d'un guillemet lui fout une gaule pas possible. Enfin on va causer entre personnages. Ouf. Parler ! Pas écrire !
Pour les descriptions, le mauvais livre a aussi des solutions. Il suffit d'une couleur et d'un ersatz de comparaison. Surtout, ne pas tirer l'objet vers un système plus complexe. L'objet doit rester préhensible par le lecteur. Pas la peine de jouer les Balzac. La description doit être enlevée, allègre, c'est un petit pois à glisser entre deux matelas narratifs, mais ça ne doit pas pas empêcher le lecteur de dormir.
Les sentiments? Ah, le mauvais livre est hyper calé là-dessus. Il sait que ce qui est triste produit un effet triste, et que ce qui est drôle produit un effet comique. Donc: on prend la situation, on la couche par écrit en la piétinant comme du raisin dont on espère extraire un jus potable. La psychologie n'a pas été inventée pour les chiens. Les aboiements non plus. Tirons donc sur la laisse du lecteur, disons-lui: Eh, Pavlov, regarde, c'est la séquence émotion, là.
Côté, personnages, le mauvais livre touche sa bille. Si vraiment vous jouez le crétin et refusez de bâtir votre golem d'après modèle, procédez par agglutination, collez plusieurs potes ensemble, faites coïncider diverses copines, bref, démerdez-vous, ça donne toujours un résultat intéressant. Fringues, couleur des yeux, trait dominant: c'est dans la poche. Utilisez le verbe être sans regarder à la dépense: "Paul était ceci, Paul était cela."
Les idées, les vérités, les leçons de vie? Ah, le mauvais roman en a des cargaisons à vous refourguer. La vérité génétale n'est pas forcément brillante en soi, mais elle a l'avantage de vous pousser à exercer votre sens de la formule. La formule ! Oh, l'alchimie nigaude et imparable. Des équations ! Des paradoxes! Des idées articulées comme ces bonshommes en bois qui plébiscitent le cirage et l'arthrose. L'esprit français a encore de beaux jours devant lui.
Que sait faire d'autre le mauvais roman? Oh, à peu près tout. Du moment qu'on ne lui demande pas d'écouter ce que dit le livre, non pas le livre à écrire, mais l'autre, le livre secret, qui piaffe et résiste, celui qui cherche à vous déstabiliser.
Mais gaffe! Le mauvais livre est roublard. Il sait troubler ses eaux pour les faire paraître profondes, n'ayant aucune envie qu'on le confonde avec une énième production signé  Musso-Levy. Il aspire à la reconnaissance immédiate. Il sait truquer les cartes à défaut de les battre comme plâtre. Il adoptera des titres plus malins que lui. Il sait comment s'y prendre. Il suffit d'associer un mot abstrait à un mot concret: la pérennité des bouchons, la constance du poivre, la rustine des rêves, la malédiction des baisers, la renaissance du goudron, le conciliabule des paltoquets…
Bref, le mauvais livre est gagnant à tous les coups. Gallimardez-le, et il ne se sent plus. Filez-lui le prix de la brasserie Tartempion et il fera la roue. Il est la paresse besogneuse incarnée. Il a des idées, des envies, des références. Il vit à l'extérieur de lui-même, à mi chemin entre l'édito de magazine et la conversation de fin de soirée. Il a un bureau, qui donne sur la ville. Il se méfie de l'excès, de la nuance, du phrasé invisible, des sons secrets, des discordances, des ratures, du dénivelé indispensable des syntaxes. Il veut tout, tout de suite, parce qu'il part de tout, déjà. Il est écrit avant de s'écrire. Il a un cahier des charges. Il file doux mais tape fort.
Il est planqué dans mon ordi. Il me regarde de son regard de cloporte battu. Il veut que je l'adopte, le choie, le tutoie, lui tresse des nattes en forme de lauriers. Pour le faire fuir, je plisse les yeux comme Clint Fucking Eastwood et je murmure, en changeant mon cigarillo de commissure : "Make my day." Il en profite pour aller voir ses potes en librairie. Je peux alors écrire en toute intranquillité.

9 commentaires:


  1. Pantelant, estomaqué, sans voix ni mots qui ne fassent pas "mauvais livre" en accueillant le Claro du jour...Clint ou pas, ton nom n'est pas Personne, Pessoa, va!

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  2. Délicieux de vous lire Monsieur Claro ! Je partage sur mon site vos posts quotidiens et je vous ai croqué ici http://chroniquesdunelibrairenomade.weebly.com/ovni.html
    merci

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  3. Beau texte.
    Il y a aussi des livre dont on ne sait jamais s'ils sont bons ou mauvais... même après relecture, qu'on lit comme on regarde une mauvaise émission un soir de fatigue. Fascination hypnotique de la médiocrité.

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  4. Analyse très intéressante, serait-ce possible d'aérer les paragraphes pour encore plus de fluidité ?

    Il y a aussi le livre qui devient mauvais au fil de l'expérience du lecteur qui se demande comment il a pu le lire sans broncher : http://www.quandletigrelit.fr/les-sutras-du-tigre-66-les-anathemes-litteraires/

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  5. Un mauvais livre se repose sur le soit-disant contenu commun générationnel des lecteurs. Il fait de l'oeil aux clichés, exhibe des références qu'il n'a pas forgé, recycle des idées communes. Il a pour personnalité l'ensemble des faits déjà approuvés avant son écriture.
    En fait il découvre ce que tout le monde sait. Et suit un parcours fléché, afin d'être certain de n'avancer que des idées vérifiées.
    A vrai dire, je ne sais même pas si on peut appeler cela des livres. Il faudrait un autre terme : Télé-roman ?

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  6. Il faut déjà une longue expérience de bon lecteur pour reconnaître les mauvais livres..

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  7. Dear Claro,

    Brillante analyse selon moi non de ce qu'est un mauvais livre, mais de ce qui différencie un livre qui se prostitue aux yeux du lecteur de celui qui se refuse sciemment à lui, et dont il faut une dose de persévérance pour apprécier le(s) charme(s). Je crois en effet qu'il existe une troisième voie entre ce que le "bon" livre cache pour mieux exalter (de part son style, sa forme et sa longueur par exemple), et celui que le "mauvais” livre délivrerait par pure paresse (dialogues, intrigue, formules à l'emporte-pièce, etc.). Or, cette subtilité ne saurait être le fruit d'une vision manichéenne du texte — les bons d'un côté, les mauvais de l'autre, et ce qui fait les caractéristiques des uns et des autres bien rangés dans les colonnes d'un terne tableur excel. Pour conclure sur la métaphore précédente : le bon livre, c'est à dire le livre subtil,intriguant, vital (de ceux qui nous retiennent de griffer les murs, pour citer un de tes posts), bref, le bon livre c'est celui qui se donne des airs de pute et qui, une fois refermé, nous aura laissé l'étrange impression de traverser une cathédrale en ruine. A + et merci pour ton blog, comme toujours passionnant !

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  8. Très beau ce que tu dis. La distinction du raté, (mouvement même de la recherche) et de la forme plus stable du livre raté ( rapport en creux même de l’activité d'écriture, comme cadrage ou dé-cadrage de son projet, plans, voix, espaces...). Le livre raté est toujours en devenir. Alors que le mauvais livre ne serait pas tant cette greffe qui n'a pu prendre, que le refus martelé, ou déguisé, quant à la confrontation ( vertige...) aux risques de la recherche.

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