Tout comme dans Deux Hommes en un, Le Dixième homme met en lumière (et en ombre) un personnage de lâche. Dans le premier roman de Greene, Francis Andrews est lâche parce qu’il a peur – peur de son père, peur des contrebandiers, peur de la mer démontée, etc. Et par une logique viciée, il a peur d’être vu comme le lâche qu’il se savait être. Dans ce roman, Chavel, lui, est lâche pour des raisons à la fois similaires et différentes. Ayant échangé sa vie contre celle d’un autre, afin de la sauver, il vit dans une honte perpétuelle. C’est la peur de mourir qui a motivé son geste. Par la suite, sa lâcheté le pousse à se faire passer pour un autre, afin de n’être pas détesté (de Thérèse). Chavel a conscience qu’à la fin de la guerre, ce sont les collabos qu’on va traquer, mais lui a été fait prisonnier des Allemands, il n’a pas collaboré. Pourtant, son crime semble aussi grand, sinon plus grand. Il a collaboré, en quelque sorte, avec le diable (on a vu dans un post précédent qu’il avait conclu une sorte de pacte faustien). Mais si Faust-Chavel a sauvé sa vie (tout en se sachant damné), il est devenu également comme Job : il s’est dépouillé de tout ce qu’il possédait. Sa vie est désormais son seul bien. Et l’on verra à la fin du livre qu’il va « rendre » ce bien dont il a démérité par sa lâcheté.
Jamais Greene ne porte de jugement sur la lâcheté des hommes – à la différence de Sartre, il ne crée pas une typologie du salaud. Tous ses personnages, quelles que soient leurs faiblesses, ont des raisons d’être ce qu’ils sont, et ce qui importe à Greene c’est qu’ils prennent la mesure de ces raisons, et même s’ils ont un libre arbitre, Greene insiste toujours pour resituer ce libre arbitre dans son contexte. Nos actes sont dictés certes par notre caractère, mais ce caractère est plus ou moins malléable face aux circonstances. On ne naît pas lâche ni courageux, on le devient. Face à cette inquiétante évidence, tout jugement se révèle péremptoire, voire arrogant. Non que Greene cherche des excuses à ce qui, au final, relève d’un choix personnel et assumé, mais il refuse la posture du juge, préférant celle, peut-être, du « prêtre », qui écoute et pardonne au nom d’une entité supérieure.
Mais Greene pardonne-t-il ? Qu’on en juge par soi-même : dans Deux Hommes en un, Francis Andrews se suicide à la fin. Dans Le Dixième Homme, Chavel pousse à bout Carosse pour que ce dernier lui tire dessus, se suicidant ainsi par la bande, si on peut dire. Le jugement final revient donc au « coupable », qui échappe à la justice des hommes en se condamnant lui-même et en exécutant lui-même sa peine. Faut-il voir le suicide comme l’ultime courage du lâche – ou une ultime lâcheté ? N’oublions pas que le suicide a été longtemps l’obscur compagnon de Graham Greene, qui, très jeune, a fait plusieurs tentatives (timides, avortées) pour mettre fin à ses jours, allant jusqu’à jouer (il l’a prétendu, du moins), à la roulette russe. Et rappelons-nous le titre qu’il a donné à son « autobiographie » : Ways of Escape. Des moyens de s’évader…
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