EPISODE 2 – LA PERSISTANCE DU DOUBLE –
Décidément, on pourrait écrire toute une thèse sur le motif du double dans l’œuvre de Greene. Le Dixième Homme met une fois de plus ce motif à l’honneur, non seulement dans son intrigue, qui voit un homme prendre la place d’un autre, mais jusque dans le personnage d’un de ces hommes, à savoir ici le maire, Chavel, cet homme qui en prison, après avoir tiré au sort le mauvais bout de papier (ceux qui le tirent sont désignés pour être exécutés par les Allemands), propose une somme d’argent importante pour qu’un autre homme prenne sa place. Greene s’amuse alors à nous le dépeindre comme dissocié : tandis que le Chavel paniqué supplie ses compagnons de le laisser vivre en échange de sa fortune, un Chavel « calme et sans honte » se moque de cet homme paniqué, le félicitant pour ses dons d’acteur puis lui reprochant de marchander. C’est, de façon stupéfiante, exactement le même artifice dont il use dans Deux hommes en un, lorsqu’il met en scène Francis Andrews en perpétuelle discussion avec « le critique en lui ».
Cette obsession de Greene pour l’homme habité par un autre, qui le juge, le moque, est typique et révélatrice de sa conception de l’homme : nous sommes tous partagés entre notre personnalité immédiate, contingente, celle qui réagit aux malheurs, aux choix à prendre, et une autre « persona », qui prend plaisir à nous mettre face à nos contradictions, pointe nos ridicules, et nous fait bien sentir que notre éthique est chose fragile. L’autre en nous : une sorte de dibbouk amusé et distant, un horla narquois, qui gagne à tous les coups : soit nous cédons à ses raisons, soit nous nous enferrons dans l’erreur : dans les deux cas, ce « critique intérieur » l’emporte, soit par son influence, soit en démontrant combien nous sommes prévisibles dans certains contextes. Et c’est comme si cette « division » intérieure, parce qu’irrésolue, et insoluble, faisait boule de neige et contaminait toute l’intrigue, s’incarnant pour de bon via des personnages, des situations, des pensées, etc. Parce que double, nous nous faisons « doubler », au sens de gruger, tout en essayant de duper autrui. Nous sommes tous des agents doubles embarqués dans la pire guerre humaine qui soit : celle qui voit s’affronter notre éthique et notre intérêt.
Cette histoire de double prend chez Greene une dimension quasi faustienne. De même que dans le mythe de Faust, le diable propose une seconde vie en échange de son âme, de même c’est ici la vie sauve que Chavel est prêt à acheter en offrant tout ce qu’il possède – à un moment, Chavel demande au serveur d’un café : « Est-ce que vous croyez au diable, Jules ? ». On assiste ici à un étrange renversement : c’est comme si les rôles s’inversaient, et que celui qui accepte l’argent en échange de sa vie concluait à son insu, à son corps défendant, un pacte faustien, un pacte où il perd la vie mais s’enrichit (tout en sachant que cette richesse, il n’en profitera pas, il la donne à son tour à ceux qui vont lui survivre, c’est-à-dire sa famille, comme si la malédiction se devait d’être transmise). Qui est le diable : celui qui offre sa fortune en échange de sa vie ? celui qui renonce à la vie en échange de la fortune d’un autre ? Chacun, semble-t-il fait un choix où l’éthique est malmenée : le premier pense que tout peut s’acheter, même la vie d’un autre ; le second pense que sa vie, parce qu’on lui en propose une fortune, mérite d’être sacrifiée.
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